En Question n°136 - mars 2021

Accompagner la réflexion des jeunes sur les questions de société

Vincent Sohet – D. R.

Comme professeur de religion depuis une bonne dizaine d’années, je cherche à offrir à mes élèves la possibilité de se confronter aux questions essentielles auxquelles notre société est confrontée aujourd’hui : migrations, environnement, PMA, transhumanisme, intelligence artificielle… Comment aider les jeunes à se forger une opinion sur ces questions qui touchent aux valeurs et au sens de l’existence personnelle et collective ? Il n’y a évidemment pas de réponse définitive à une telle question. L’enseignement est un artisanat : chaque situation est nouvelle et invite à se réinventer. Néanmoins, je vais essayer de dégager ici quelques lignes directrices, des points auxquels je suis attentif lorsque je construis mes cours et quand j’échange avec mes élèves.

Se méfier de la « surconfiance »

Lorsque je débute mon parcours sur la bioéthique en 5e année du secondaire [ndlr : 2e année du lycée] je suis toujours frappé par la vitesse avec laquelle la plupart des élèves se positionnent sur des questions pourtant très complexes comme la légalisation de la GPA, l’anonymat du don de gamètes ou la gestion des embryons surnuméraires. Le cours prendrait parfois presque l’allure d’un « Questions pour un Champion » ! J’ai pris l’habitude de dire à mes élèves que l’objectif de ce parcours de bioéthique était assez modeste et qu’il consistait simplement à ce qu’il puisse y avoir un petit moment de silence entre les questions et leurs réponses.

Dans une société qui valorise la vitesse et la spontanéité, prendre le temps de s’interroger peut passer pour un manque de personnalité ou d’intelligence. Par ailleurs, dans le contexte spécifique d’un cours, l’invitation de l’enseignant à ne pas répondre trop vite à une question risque toujours d’être mal perçue par les élèves. « Encore un vieux qui croit que les jeunes ne savent rien ! » Pour souligner la valeur du questionnement, j’ai pris l’habitude de parler à mes élèves du fameux « effet Dunning-Kruger », ce biais cognitif amenant les moins qualifiés dans un domaine à surestimer leur compétence dans ce domaine. Grâce aux travaux de ces deux psychologues américains sur la « surconfiance » qui caractérise le débutant et sur la « vallée de l’humilité » par laquelle passe nécessairement celui qui veut développer une compétence, je cherche à donner au doute et à l’interrogation l’importance qu’ils méritent dans le processus consistant à se forger un avis.

crédit : Bantersnaps – Unsplash

Ce faisant, il s’agit aussi de permettre aux élèves qui n’ont pas d’avis de trouver leur place : reconnaître qu’on ne sait pas, ce n’est pas forcément être moins intelligent que d’avoir un avis. Mais ce sont aussi les élèves qui ont un avis minoritaire qui peuvent trouver là un contexte pour s’exprimer. Car les mains qui se lèvent immédiatement pour répondre à une question sont généralement celles des élèves qui se reconnaissent dans l’opinion dominante. Il arrive qu’un élève ait suffisamment d’assurance pour se différencier spontanément de ce courant majoritaire, permettant au pluralisme de s’installer dans la classe, mais la référence à la valeur du questionnement facilite grandement ce « coming out ». Sans avoir à s’opposer frontalement à la majorité, l’élève qui ne se reconnaît pas dans l’opinion dominante pourra se contenter de formuler une question, permettant à l’ensemble de groupe de faire l’expérience que l’évidence n’est pas acquise, qu’il y a une place pour la réflexion.

Monter sur les épaules de géants

Le second enjeu lorsqu’on accompagne des jeunes pour les aider à se faire un avis consiste à leur donner la possibilité de faire l’expérience qu’on pense mieux quand on fait le détour par la pensée de ceux qui ont réfléchi avant nous. Deux obstacles peuvent empêcher les élèves d’entrer dans cette expérience. Le premier touche la relation au professeur. Pour se détacher provisoirement de son système de pensée, l’élève doit avoir confiance que le cheminement proposé par l’enseignant n’est pas un moyen détourné mis en place par celui-ci pour rallier les élèves à sa propre conception des choses.

Mais, plus fondamentalement, il s’agit d’aider l’élève à dépasser la peur de perdre sa singularité au contact de l’autre. S’intéresser à la pensée d’autrui, aller faire un tour dans le « camp d’en face », n’est pas un risque mais une opportunité. Il ne s’agit pas de renoncer à penser par soi-même mais d’enrichir son point de vue grâce au point de vue de l’autre. L’idée est simple à comprendre mais sa mise en œuvre suscite des résistances fortes chez des jeunes (mais sont-ils les seuls ?) qui peuvent avoir tendance à s’identifier à leurs opinions, concevant parfois celles-ci comme indiscutables, au même titre que les goûts et les couleurs.

« Si j’ai vu plus loin », écrit notamment Newton, « c’est en montant sur les épaules de géants. » Pour que les élèves puissent s’en convaincre, il faut leur permettre d’en faire à leur tour l’expérience. Après avoir lu un texte, on pourra par exemple leur demander de pointer une idée avec laquelle ils ne sont pas d’accord mais qu’ils trouvent pourtant intéressante. Ou bien leur demander de défendre un auteur dont ils ne partagent pas le point de vue, un peu comme s’ils étaient leur avocat. Ce type d’exercice pousse les élèves à s’ouvrir à une pensée qui n’est pas la leur et les prépare ainsi à entrer dans une troisième étape, celle du dialogue.

Au-delà de la tolérance

Car mettre les élèves en contact avec la pensée d’autrui, que ce soit par des échanges entre eux ou par la lecture de textes d’auteurs et de commentateurs qui en vulgarisent la pensée, ne suffit pas pour pouvoir se dire qu’ils vont en tirer profit pour se construire une opinion personnelle. Il est important d’accompagner aussi l’élève dans l’échange qui s’installe entre lui et cet autre que nous l’avons invité à rencontrer. La réflexion de Dennis Gira dans son livre intitulé Le dialogue à la portée de tous… (ou presque), publié en 2012 chez Bayard, offre à mon avis un excellent modèle pour accompagner les élèves dans cette ultime étape. Je retiendrai ici deux idées.

La première concerne la tolérance. Je suis frappé par le nombre de fois où j’entends mes élèves me dire : « Je crois que chacun peut croire ce qu’il veut ». Selon moi, cette phrase joue le rôle d’un indicateur : on touche une question sensible sur laquelle les élèves sentent qu’il n’y a pas d’accord. La référence à la liberté de pensée de chacun fonctionne en fait comme une protection pour éviter d’atteindre un niveau d’échange plus profond, celui où des différences entre plusieurs conceptions de la vie humaine et sociale peuvent apparaître.

Il ne s’agit évidemment pas de contester l’importance de la tolérance. Elle est une condition indispensable pour que le dialogue puisse avoir lieu. Mais, à la suite de Gira, il me semble important de montrer aux élèves qu’on ne peut pas se contenter de la tolérance. « La tolérance est un minimum mais n’est pas un idéal », explique ce spécialiste du dialogue interreligieux. Lors des échanges en classe, si chacun s’en tient à affirmer que chacun peut penser ce qu’il veut, la discussion s’arrête rapidement. Pour que l’échange puisse enrichir les participants, il faut que ceux-ci fassent l’effort d’essayer d’exprimer leurs convictions et que les autres fassent l’effort de s’y intéresser en se situant à leur tour en fonction de leurs propres convictions. C’est évidemment plus difficile que d’en rester à l’affirmation du droit de chacun de penser et de croire ce qu’il veut, mais c’est à cette condition seulement que l’échange peut faire évoluer les participants et donc les aider à se forger une opinion.

Cette réflexion sur les limites de la tolérance a aussi des conséquences au niveau de la posture adoptée par l’enseignant vis-à-vis des élèves. Pour laisser ses élèves s’exprimer le plus librement possible, celui-ci sera a priori soucieux d’éviter de donner son propre avis sur la question abordée. Une certaine réserve est en effet nécessaire, l’enseignant n’étant pas là pour imposer son point de vue. Je constate cependant que cette retenue peut devenir contre-productive dans la mesure où elle encourage certains élèves à adopter à leur tour une position de surplomb et ainsi à « ne pas se mouiller ». Puisque le professeur se limite à la tolérance, pourquoi devrais-je aller au-delà ? L’expérience m’amène aujourd’hui à prendre le risque d’une posture plus engagée. Tout en cherchant évidemment à donner un maximum la parole aux élèves, attendant généralement que ce soit eux qui m’interpellent, je n’hésite plus à leur donner mon avis sur une question, en leur faisant ainsi part des convictions qui m’animent. Ce faisant, j’espère montrer à mes élèves que le fait d’avoir un avis et des convictions bien ancrées n’empêche pas (et aide même) à entrer en dialogue avec autrui, et que le respect qu’on doit à l’autre passe non seulement par le fait de reconnaitre sa liberté de pensée mais aussi par le fait qu’il puisse entendre un autre point de vue que le sien. Comme toujours dans l’enseignement, il n’y a pas de garantie de réussite. Cette posture pédagogique tablant sur un effet d’exemplarité me semble cependant plus fructueuse à long terme que celle qui consiste à se tenir en retrait.

« Au fond, on est tous d’accord »

La seconde idée qui me semble essentielle pour mes cours dans la réflexion que Dennis Gira propose est que le dialogue, contrairement à la négociation, ne vise pas le compromis. Selon Gira, le dialogue peut bien sûr nous amener à nous rendre compte que certaines différences qui apparaissaient fondamentales au départ ne le sont finalement pas, ou que des points communs inattendus existent entre deux approches a priori très éloignées. Mais le but du dialogue n’est pas de mettre d’accord les participants autour d’un dénominateur commun. L’existence de différences irréductibles est précisément une chance parce que c’est grâce à elle que le dialogue va pouvoir se poursuivre et que les interlocuteurs vont pouvoir avancer petit à petit vers une meilleure compréhension d’eux-mêmes et des autres en faisant apparaître les convictions profondes qui les animent.

Que ce soit dans les échanges entre eux ou dans la confrontation à des auteurs par l’intermédiaire de textes, je remarque chez mes élèves (mais, à nouveau, sont-ils si différents des adultes ?) une tendance à se focaliser sur les points communs. Les différences, perçues comme des menaces, seront tues ou minimisées : « En gros, Monsieur, tout le monde est d’accord ! » Souvent, lorsque je creuse un peu, en interrogeant plus précisément un élève ou en ciblant un passage du texte dont nous sommes partis afin de mettre en évidence un point clivant, j’entends les élèves se plaindre que je fasse mon « coupeur de cheveux en quatre ». Comme si pointer une différence risquait automatiquement de semer la zizanie !

Il y a là pourtant un enjeu essentiel à trois niveaux. D’abord parce que mettre entre parenthèses ce qui nous sépare, c’est refouler hors de l’échange nos convictions les plus fondamentales, celles qui nous font vivre et nous poussent à agir, qu’elles soient religieuses ou non. Sur ce terrain, les différences sont en effet irréductibles mais les exclure du dialogue fait perdre au dialogue tout son intérêt ! Ensuite, au niveau éducatif, il me semble essentiel que des jeunes dont la personnalité est en construction puissent se confronter à différentes manières de concevoir l’existence humaine et l’existence en société. L’idée rassurante a priori selon laquelle, au fond, nous serions tous d’accord est non seulement fausse mais elle prive en réalité l’élève de l’occasion de se situer de façon responsable par rapport à différentes visions de la vie humaine. Enfin, d’un point de vue social, cette vision ne prépare pas les jeunes à se situer dans une société où les citoyens, loin d’être uniquement des acteurs rationnels cherchant à maximiser leurs intérêts, sont d’abord des personnes animées par des convictions dont la diversité est une richesse pour autant qu’elle puisse se vivre dans le dialogue.

On n’a jamais fini d’apprendre à se positionner de façon personnelle sur des questions de société. De même, l’enseignant qui accompagne ses élèves dans un tel apprentissage est-il lui-même toujours en phase d’apprentissage. La bonne nouvelle est que cette posture a quelque chose de contagieux et qu’elle peut donc faire naître chez les élèves ce qui est sans doute l’essentiel, le désir d’aller toujours un peu plus loin : le fameux « magis » [ndlr : « davantage »] ignatien[1], qui se découvre dans l’expérience bien mieux que dans les longs discours…

Notes :

  • [1] Ndlr : Ignace de Loyola (1491-1556), fondateur des Jésuites, met régulièrement en évidence l’impor­tance du « davantage » sur le chemin de nos vies.