Le 18 mars 2025

Halte à la performance ? 

Le 3 mars 1972, le Club de Rome publiait The Limits to Growth, plus couramment appelé le Rapport Meadows (du nom de ses principaux auteurs, les écologues Donella et Dennis Meadows), et traduit en français sous le titre choc : Halte à la croissance ? Précurseur, ce rapport mettait en lumière les dangers d’une croissance infinie dans un monde aux ressources limitées, tout en plaidant pour une révision en profondeur de nos modèles économiques et sociaux afin de garantir un avenir durable pour l’humanité. 

crédit : GettyImages – Unsplash

50 ans plus tard, le biologiste Olivier Hamant, chercheur à l’École normale supérieure de Lyon et directeur de l’Institut Michel Serres, publiait La Troisième voie du vivant (Odile Jacob, 2022). En s’appuyant sur ses observations du monde vivant, Olivier Hamant met en évidence les dangers de la performance érigée en culte par nos sociétés modernes et plaide pour repenser nos modèles d’organisation à travers le prisme de la robustesse, afin de résister aux bouleversements écologiques, socio-économiques et géopolitiques, actuels et futurs. 

À partir de la pensée d’Olivier Hamant (qui est à considérer comme une grille de lecture parmi d’autres, pour nous aider à mieux saisir les enjeux contemporains), la revue En Question a exploré les effets dévastateurs du culte de la performance en Belgique et mis en lumière des initiatives robustes et inspirantes. À l’issue de ce dossier, nous proposons sept points clés, dans l’espoir qu’ils contribuent à la construction d’un monde plus robuste. 

1. Ringardiser la performance 

Pour basculer vers une civilisation de la robustesse, Olivier Hamant propose une première attitude essentielle : « ringardiser la performance ». Il nous invite à déceler, dans les interventions publiques, les choix économiques, les évolutions technologiques ou nos comportements quotidiens, les dérives sectaires du culte de la performance, à les remettre en question et à les tourner en dérision, y compris à travers l’humour, une arme de désacralisation massive. Par exemple, « lorsque Carlos Tavares, l’ex-patron du groupe automobile Stellantis, déclare être un ‘psychopathe de la performance’, ou qu’Emmanuel Macron parle de ‘réarmement démographique’ », illustre Olivier Hamant. Il y a aussi cette « recherche frénétique d’efficacité, qui pousse l’entreprise à vouloir extraire toujours plus de profit de chaque travailleur », un processus qui mène, comme le souligne Felipe Van Keirsbilck, à des conséquences dramatiques telles que la maladie, la déprime ou la violence. De même, la numérisation à tout va, qui, selon Céline Nieuwenhuys, « accélère la déshumanisation et l’appauvrissement relationnel », représente un coût considérable, sans qu’on puisse toutefois la remettre en question. En ce qui concerne l’école, Nicolas Gazon interroge les ambitions du « Pacte d’excellence », soulignant que « le résultat sur le terrain peut sembler chaotique et pas forcément à la hauteur de ‘l’excellence attendue’ ». « Avec un budget exsangue, des acteurs inquiets ou désabusés, un smartphone addictif dans la poche de chaque élève, et une pénurie chronique d’enseignants, l’école est-elle vraiment en mesure de concrétiser l’excellence attendue ? Il y a de quoi devenir chèvre ! », s’étonne-t-il. 

2. Ralentir (ou périr) 

Au fil de ses travaux, Olivier Hamant identifie plusieurs caractéristiques essentielles de la robustesse : les interactions, les redondances, l’incohérence, l’hétérogénéité et l’adaptabilité. Toutes ont en commun d’ajouter « du jeu dans les rouages », ce qui exige du temps. Pourtant, déplore-t-il, « dans le monde de la performance, quand on manque de temps, on accélère », « on s’enferre à nouveau dans des voies étroites et fragiles » et « on crée de nouvelles dépendances ». Ainsi, les notions de performance du biologiste français Olivier Hamant et d’accélération du sociologue allemand Hartmut Rosa se rejoignent. Pour construire la robustesse, il est donc nécessaire de ralentir, décélérer, voire s’arrêter. C’est pourquoi, Céline Nieuwenhuys encourage ses équipes à passer « du temps avec les gens ». Pour Olivier Bailly, Olivier Hamant « parvient à nous déculpabiliser de nos lenteurs, de nos paresses, de nos fatigues, de nos erreurs, de nos contre-performances. Cela fait du bien ! » 

3. Interagir et coopérer 

Pour résister à l’accélération, Hartmut Rosa préconise la notion de résonance, qu’il définit comme « un mode d’être-au-monde, […] de mise en relation […] dans laquelle le sujet et le monde se touchent et se transforment mutuellement ». D’une manière plus terre-à-terre, mais suivant une logique similaire, Olivier Hamant estime que « quand on manque de temps, il faut se reconnecter à l’espace, par exemple, son territoire : s’y ancrer, y multiplier les interactions ». Gatien Bataille, qui a créé la plateforme web larobustesse.org, abonde dans la même direction : « La robustesse se construit dans les liens. Pour être adaptable et traverser les fluctuations, il faut multiplier et varier les interactions. Et plus les interactions sont nombreuses, plus le système devient robuste : stable à court terme et viable à long terme. Pour que les liens puissent s’établir, s’amplifier et durer, il nous faut réapprendre à interagir, à coopérer ». C’est pourquoi, Olivier Hamant et Nicolas Gazon plaident fermement pour recentrer l’éducation sur la coopération. 

4. Développer des alternatives locales et artisanales 

Olivier Hamant compare le monde de la performance à une autoroute, rapide mais fragile, et celui de la robustesse à un réseau de chemins de traverse, offrant de nombreuses alternatives. Bien que celles-ci soient encore minoritaires, il est convaincu que le basculement est proche. Pour qu’il advienne le moins brutalement possible, « le rôle des minorités actives est essentiel. L’exemple de la nuée d’oiseaux l’illustre très bien : ce sont les marges qui changent de trajectoire et font basculer le système ». Il nous invite ainsi à développer des déjà-là robustes à l’échelle locale, comme le font des collectifs citoyens engagés dans l’agroécologie, l’habitat participatif, la production locale et artisanale, des ateliers de réparation, des communs, des coopératives, des conventions citoyennes, etc. Ces initiatives permettent de « construire dès maintenant le monde robuste de demain », tout en suscitant du désir auprès des « couches intermédiaires » de la société, qui souffrent du culte de la performance, sans qu’elles soient conscientes de leur aliénation et des alternatives « viables et joyeuses » qui s’offrent à elles. Selon Olivier Bailly, cela « implique une forme de modestie, une volonté de changer le monde mais à son échelle ». On trouve plusieurs exemples d’initiatives en quête de robustesse dans les articles au centre du dossier. 

5. Valoriser les métiers essentiels 

Céline Nieuwenhuys souligne l’importance cruciale des secteurs et métiers sociaux et du soin (au sens large) : « on l’a très bien vu durant la crise covid. Que ferions-nous sans les travailleurs de rue ou les infirmières ? » Olivier Hamant abonde dans le même sens : « Le covid a révélé l’extrême fragilité de notre système mondialisé. Mais il a aussi révélé la part de robustesse de la société, en particulier le rôle des premiers de corvée qui ont fait tourner les services : les éboueurs, les agriculteurs, les soignants, les services publics… » Le métier d’enseignant, en pénurie chronique, est également fondamental. « Si tout le monde est d’accord pour souligner l’importance de l’éducation, on constate sur le terrain un certain découragement à tous les étages. L’enseignant, bousculé par des évolutions de société qui le dépassent, parvient de moins en moins à faire consensus auprès des élèves et des parents », observe Nicolas Gazon. De même, Olivier Bailly considère que si « les menaces sont nombreuses, elles représentent aussi des opportunités pour le journalisme. Elles nous obligent à nous questionner et contribuent à relégitimer notre métier, un peu comme le secteur des soins pendant la crise covid ». Elles nous obligent à nous questionner et contribuent à relégitimer notre métier, un peu comme le secteur des soins pendant la crise covid ». Si la boussole de notre société bascule de la performance à la robustesse, Olivier Hamant estime qu’on valorisera beaucoup plus ces « métiers essentiels », y compris au niveau salarial[1].

6. Approfondir la démocratie 

Pour « basculer vers la robustesse » tout en limitant au maximum la casse (sociale et écologique), le rôle du politique est crucial. Or, selon Olivier Hamant, contrairement à ce que les sirènes autoritaires tentent de nous faire croire, le régime politique le plus robuste n’est autre que… la démocratie. Le débat contradictoire, l’État de droit, les conventions internationales, la décentralisation du pouvoir, ainsi que les contre-pouvoirs tels que les parlements, les tribunaux, les médias, les organisations sociales et les mouvements populaires, constituent des éléments essentiels qui renforcent la robustesse d’une société humaine. Il est donc fondamental de protéger la démocratie existante face aux menaces réactionnaires, autoritaires et impérialistes, tout en l’approfondissant. Comme le rappelle Felipe Van Keirsbilck, « la démocratie ne se limite pas à des sondages et des élections, elle doit aussi permettre aux personnes d’avoir un certain contrôle sur la réalité de leur vie ». Selon Olivier Hamant, la démocratie devrait « évoluer vers plus de décentralisation et de participation », citant en exemple le G1000 en Belgique et la Convention pour le climat en France. Pour sa part, Céline Nieuwenhuys nous incite à investir dans la « démocratie bas-seuil », en passant « du temps sur le terrain pour redonner aux gens du pouvoir d’agir sur leur rue, leur quartier, leur lieu de vie », tout en déplorant que ce travail de fond ne soit « pas valorisable » dans le monde de la performance. « Pour démocratiser la société, il faut démocratiser les quartiers, les entreprises, la culture, le savoir, etc. », conclut Felipe Van Keirsbilck. 

7. Pour notre santé commune 

Selon Olivier Hamant, « on reconnait une secte au fait qu’elle ne questionne plus son objet ». Dès lors, posons-nous la question fondamentale : « Pourquoi privilégier la robustesse ? ». Ce n’est pas pour elle-même, mais bien dans le but de servir un plus grand bien (commun). À cet égard, Gatien Bataille nous interpelle : « Il serait triste de mettre ses compétences au service de projets destructeurs du vivant. La coopération au service de la robustesse n’a de sens que si elle nourrit la santé commune défendue par l’institut Michel Serres, laquelle consiste à prendre soin des humains (santé mentale et physique) et des sociétés, tout en prenant soin des écosystèmes (l’eau, les sols et la biodiversité) ». En effet, dans leur Manifeste pour une santé commune (Utopia, 2023), François Collart Dutilleul, Olivier Hamant, Ioan Negrutiu et Fabrice Riem, plaident pour des politiques justes et robustes qui soient au service de la santé commune, elle-même fondée sur trois dimensions interdépendantes : la santé environnementale, (qui influence) la santé sociale, (influençant) la santé humaine. 


[1] Olivier Hamant soutient d’ailleurs l’idée du « salaire à vie » (ou « salaire à la qualification personnelle »), portée par l’économiste Bernard Friot et l’association d’éducation populaire Réseau Salariat. Cette proposition consiste à verser un premier niveau de salaire de manière inconditionnelle à tous les citoyens en âge de la majorité, selon sa qualification personnelle, en socialisant la richesse produite par la cotisation sociale. Le salaire ne serait ainsi plus lié à l’emploi mais à la personne, permettant une reconnaissance d’une partie du travail non marchand, comme le travail domestique, l’activité des retraités, des chômeurs, des bénévoles, des étudiants, etc.