Le 11 juin 2024

Repères : Crises sécuritaire et humanitaire à l’Est de la RDC

Depuis trois décennies, l’Est de la République démocratique du Congo (RDC) est dans une situation catastrophique, insupportable. Rigobert Minani Bihuzo l’analyse avec rigueur et en décrypte les causes. Si certaines remontent à l’époque de la colonisation, il faut aussi reconnaître la mauvaise gestion du pays depuis l’indépendance, l’implication des pays voisins, ou encore la complicité des puissances industrielles dans le pillage des ressources naturelles. Ce décryptage incite à agir lucidement, sans nous laisser aller au découragement.

crédit : Johnnathan Tshibangu – Unsplash

La Représentante Spéciale du secrétaire général des Nations unies pour la République démocratique du Congo (RDC) s’est alarmée le 27 mars 2024 de « la catastrophe humanitaire » dans l’Est du pays : « Plus de 7,1 millions de personnes sont déplacées, soit 800 000 au cours des trois derniers mois. Et l’insécurité alimentaire touche 23,4 millions de personnes, soit un Congolais sur quatre… Par ailleurs, pour le seul mois de janvier 2024, 10 400 cas de violences sexistes ont été signalés à travers tout le pays »[1].

Cette situation est provoquée par la guerre du M23 au Nord-Kivu, mais aussi par les violences armées qui se poursuivent en Ituri et au Sud-Kivu. Elle fait de la RDC le pays du monde le plus affecté par l’insécurité alimentaire[2].

Des millions de personnes déplacées ont déserté leur village et sont allées trouver refuge dans de gigantesques camps insalubres autour de la ville de Goma. Entre-temps, tous les accès à cette ville ont été fermés du fait de la guerre qui continue tout autour de la ville. Ainsi, plus de 3 millions de personnes sont prises au piège de la famine, de la guerre et des atrocités.

La crise à l’Est de la RDC dure depuis plus d’un quart de siècle. Elle a connu selon les moments, des pics qui ont attiré l’attention de l’opinion. La longueur de ce conflit, l’incapacité de l’État congolais et des troupes des Nations unies d’y mettre fin ont fini par créer un sentiment de fatigue au sein de la communauté internationale. C’est pourquoi les troubles à l’Est de la RDC, même s’ils provoquent une des crises humanitaires les plus graves de la planète, n’émeuvent plus l’opinion internationale et ne mobilisent plus les médias occidentaux.

Origine du conflit[3]

La RDC a connu depuis 1996 des rébellions en plusieurs phases, mettant en présence les mêmes acteurs. La première avait commencé en septembre 1996 et pris fin le 17 mai 1997 avec la prise de pouvoir de Laurent Désiré Kabila. Elle était qualifiée de guerre de libération[4]. Elle a mis fin à la dictature de Mobutu qui avait duré 32 ans. La deuxième phase, caractérisée par la recomposition des alliances, a opposé des pays impliqués dans la première guerre, avec comme têtes de file à l’Est le Rwanda et au Sud le Zimbabwe. Elle a commencé le 2 août 1998 et a pris officiellement fin le 1er avril 2003, avec la signature à Pretoria (Afrique du Sud) de l’Accord global et inclusif sur la transition en RDC. Cet accord a permis la mise en place à Kinshasa des institutions politiques de la transition. Toutefois, les conflits armés ont continué de se succéder jusqu’à la signature de l’Accord de paix de Kampala avec le mouvement rebelle du M23. Celui-ci a été signé à Nairobi le 12 décembre 2013 à la suite de la défaite militaire de ce mouvement. Après cette défaite, le M23 a trouvé refuge en Ouganda et au Rwanda. C’est de ces deux pays qu’est repartie la guerre actuelle.

Les acteurs majeurs de la conflictualité à l’Est de la RDC

Parmi les acteurs majeurs de la conflictualité à l’Est de la RDC, les analystes retiennent le Rwanda et l’Ouganda comme les principaux initiateurs et soutiens des groupes armés. Ces deux pays ont soutenu les mouvements armés successifs depuis 1996, à savoir : l’Alliance des forces démocratiques de libération (AFDL), le Rassemblement congolais pour la Démocratie (RCD), et le Mouvement de libération du Congo (MLC). Et, lorsqu’ils n’ont plus été capables de les contrôler, ils ont décidé de susciter des rebellions en leur sein (RCD-KML et RCD-N).

Par la suite, le Rwanda a soutenu la mutinerie du colonel Mutebusi le 24 février 2004, qui avait occupé la ville de Bukavu pendant 15 jours. Il a aidé à créer et à doter en armes et munitions leCongrès national pour la défense du peuple (CNDP) qui a occupé une partie du Nord Kivu de 1998 à 1999. Faute de pouvoir le vaincre, le gouvernement de Kinshasa a signé avec ce mouvement un accord de paix le 23 mars[5] 2009. Ce groupe est le précurseur du Mouvement M23, lequel a connu ladéfaite en novembre 2013 face à l’armée de la RDC. Au terme de cet épisode, il avait accepté sa dissolution à travers l’accord de paix signé à Nairobi le 12 décembre 2013. C’est ce même mouvement M23 qui, en 2017, est retourné en RDC à partir de l’Ouganda et du Rwanda, a repris ses activités et a lancé en février 2022 une importante offensive sur Goma. Il occupe aujourd’hui tout le territoire de Rutshuru, Masisi et une partie de Nyiragongo, prenant ainsi en étau la ville de Goma.

Les acteurs conjoncturels de la conflictualité

Chaque fois que le Rwanda et l’Ouganda créent et soutiennent une rébellion, les autres groupes armés présents sur le territoire congolais se réorganisent pour se défendre. C’est le cas des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), mouvement exilé en RDC depuis juillet 1996. C’est aussi le cas des Forces démocratiques alliées (ADF-Nalu), d’origine ougandaise, lui aussi exilé en RDC. C’est enfin le cas des groupes armés locaux appelés « Mayi-Mayi », qui se définissent comme « force de résistance contre l’occupation étrangère (rwandaise et ougandaise) ». On les qualifie aujourd’hui de « wazalendo », c’est-à-dire de « patriotes ».  L’activisme de ces groupes, y compris les FDLR, est généralement réduit lorsque les rebellions initiées par le Rwanda et l’Ouganda sont en veilleuse.

Les causes à la racine des conflits en RDC

Cette question a hanté plusieurs forums de haut niveau qui ont traité des conflits à l’Est de la RDC. Ils ont exploré les raisons de l’échec des solutions proposées (négociation, accord de paix national, régional et international) et essayé d’identifier les origines de l’émergence et de la pérennité des conflits dans cette région. Les études montrent bien que certains éléments de la problématique plongent leurs racines très loin dans l’histoire. Les chercheurs proposent aussi de faire la différence entre les causes aux niveaux local, national, régional et international. Enfin, il est nécessaire de distinguer les éléments déclencheurs d’une part, les éléments amplificateurs d’autre part, et enfin les fondements structurels de ces conflits.

Causes historiques

Certains historiens affirment que les circonstances ayant concouru à constituer l’espace géographique qui aujourd’hui s’appelle la RDC contenaient déjà les germes de ses difficultés actuelles. Le fait d’être dès le début une colonie internationale avant de devenir une colonie belge a semé les graines des conflits qui accablent ce pays, même après son indépendance. Cependant, la mauvaise gestion du pays depuis l’indépendance démontre que les leaders de la RDC ne peuvent plus se cacher derrière cet argument pour se dédouaner aujourd’hui.

Un examen des tendances lourdes de ces conflits violents identifie principalement quatre causes à la racine de la pérennité des conflits.

La faiblesse de l’État congolais

La faillite de l’État qui a caractérisé la fin de la dictature de Mobutu et la fin de la guerre froide a laissé un vide qui perdure dans la construction de la RDC. Les conflits qui ont élu domicile dans ce pays à partir de 1996, et qui continuent encore aujourd’hui, n’ont pas été contenus malgré quatre cycles électoraux. Il y a donc nécessité de repenser dans un tout cohérent la promotion de la démocratie, la construction de l’État et la construction de la paix. Dans cette architecture, deux piliers importants devraient retenir l’attention. Il s’agit de la crédibilité du processus électoral du pays et de la réforme de l’armée[6].

L’insuffisance de la résolution des conflits locaux

Quelles sont les conséquences de l’impasse politique durant les six années de convulsions du régime dictatorial agonisant de Mobutu (1990-1996) ? Les guerres qui se sont succédé, et qui ont vu émerger les groupes de résistance au niveau local (AFDL, RCD, MLC, RCD-KML, RCD-N), ont fini par exacerber les conflits locaux au Kivu et en Ituri. Cet environnement toxique a laissé le champ libre à l’émergence des conflits autour de la terre et du pouvoir local. Cette compétition a faussé les processus électoraux et favorisé les affrontements entre communautés sur fond de recherche de l’hégémonie politique, économique et même militaire[7].

Des voisins instables

Au niveau régional, le Rwanda comme le Burundi ont aussi été secoués par le vent de la démocratisation. Celui-ci est venu se greffer sur une histoire de violence interne déjà chargée de ces pays. Histoire de méfiance entre ethnies et d’un passé politique violent (1959 pour le Rwanda et 1972 pour le Burundi).

Le transfert et le prolongement de ces conflits sur le territoire congolais ne feront qu’aggraver la situation en RDC. Cette situation profitera de la faiblesse de la communauté internationale. En effet, les conflits au Rwanda et au Burundi auraient pu avoir un impact limité sur la RDC si la communauté internationale n’avait pas fermé les yeux sur la violation flagrante du droit international – en particulier celui de l’intangibilité du territoire.

C’est donc dans ce contexte instable de faillite de l’État, d’impasse politique, de conflits locaux et régionaux et de laisser-faire international que la région des Grands Lacs a pu libérer des énergies de violence qu’elle contenait avec peine depuis des décennies. Le Nord- Kivu et l’Ituri sont aujourd’hui le théâtre principal de cette conflagration.

La mauvaise gouvernance des ressources minières

L’impact de l’exploitation des ressources minières dans l’escalade des conflits en RDC est du domaine public depuis la publication (en 2001) des rapports du panel des Nations unies sur l’exploitation illégale de la RDC[8]. Par la suite, plusieurs experts de la région, dont des diplomates, des chercheurs, des ONG et même des journalistes ont identifié le pillage des ressources minières en RDC comme une des causes structurelles des conflits. L’exploitation illégale des ressources minières est le carburant des conflits. Les belligérants ont construit le financement de la guerre sur le pillage des minerais avec des acteurs divers, parmi lesquels des criminels du secteur.

La redistribution des concessions des différents sites miniers à l’Est de la RDC à des entreprises américaines, canadiennes et sud-africaines avait permis à Laurent Désiré Kabila, chef de l’AFDL, d’honorer ses factures à l’égard du Rwanda et de l’Ouganda et de payer les charges quotidiennes de son armée ainsi que de son appareil politico-administratif[9].

Lors de la seconde guerre en 1998, les alliances politiques des rebelles se reconfigurent. L’Est du pays est divisé en quatre régions[10], chacune contrôlée par une faction. Chaque groupe se replie sur la mine présente dans la zone qu’il contrôle pour financer sa rébellion. Démarre alors une économie de guerre qui fait basculer l’Est de la RDC dans la criminalisation de l’économie. « Le poids politique de chaque rébellion sera désor­mais proportionnel au contrôle des ressources natu­relles qu’elle exploite selon ses propres règles du jeu avec ses alliés »[11]. L’économie de guerre à l’Est de la RDC s’est cristallisée entre autres dans le commerce du coltan et de l’or selon la fluctuation du prix sur le marché international. En effet, la période de la guerre en RDC correspond au boum international du commerce du coltan dont ont besoin les fabricants de téléphones portables, dont l’activité est en croissance rapide, en Occident comme ailleurs.

Le coltan sera exploité entre autres par les groupes armés, commercialisé par des pays voisins dont principalement le Rwanda, et atteindra les entreprises productrices de téléphones portables partout dans le monde à travers un circuit très complexe[12].

Le nombre de morts et la crise humanitaire provoqués par cette ruée vers « les minerais des conflits » en RDC mobiliseront l’opinion nationale et internationale. Plusieurs campagnes seront organisées[13]. Des recommandations[14] pour y mettre fin seront émises. Elles auront toutes un résultat mitigé. Aucune ne parviendra vraiment à mettre fin à ce fléau. La demande internationale des minerais et son exploitation dans la partie orientale de la RDC va favoriser la pérennisation des conflits en RDC.

État des initiatives de Paix

Le processus de paix qui mobilise aujourd’hui les acteurs internationaux est le « processus de paix de Luanda ». Il est piloté par le Président angolais sous l’égide de l’Union africaine et des Nations unies. L’objectif est de relancer le dialogue entre le Rwanda et la RDC pour qu’ils abordent les questions qui les opposent. Ce n’est pas la première fois qu’une telle initiative est en cours. Pour que le processus de Luanda accouche d’une paix durable, les acteurs impliqués devront aller bien au-delà des processus inachevés du passé et régler les questions fondamentales qui ont toujours plombé les processus de paix dans la région.

Conclusion

La situation actuelle de la ville de Goma sous siège du M23 et des armées rwandaise et ougandaise est une répétition de l’histoire. Ceci a été le cas en 1996, de 1998 à 1999, en 2012, et encore aujourd’hui en 2024. Les acteurs de la conflictualité sont les mêmes. Qualifiée de « désastre humanitaire », la tragédie qui se déroule dans cette région n’a cependant pas mobilisé une volonté politique mondiale suffisante pour mettre fin à la guerre. Une des raisons est l’intérêt et la complicité des puissances minières et industrielles dont les activités nécessitent un accès aux minerais stratégiques. Elles ont trouvé dans la région un partenaire, le Rwanda, qui, depuis 30 ans maintenant, a su se positionner comme leur interlocuteur. Le Rwanda comme porte d’accès au coltan, à l’étain, au tantale et à l’or, s’est ainsi appliqué à penser et à élaborer minutieusement ses propres stratégies pour le contrôle de l’Est de la RDC. Pratiquant la violence et le pillage des ressources naturelles et minières, ce pays maintient la pression pour fragiliser la gouvernance en RDC. Quant à ses partenaires issus de la finance internationale et des entreprises de fabrication des nouvelles technologies, ils lui ont donné les capacités financières, et même militaires, lui permettant d’imposer sa politique et de résister à la pression militaire et diplomatique.


[1] https://press.un.org/fr/2024/cs15646.doc.htm

[2] Ibidem.

[3] Des éléments plus détaillés peuvent être trouvés dans Rigobert Minani Bihuzo sj, Les défis de la construction de la paix et l’engagement de l’Église, Kinshasa, Éd. Cepas, 2021.

[4] Conduite par l’Alliance des forces démocratiques pour la libération (AFDL) dirigée par Laurent Désiré Kabila. 

[5] Date qui a donné le nom du M23 (Mouvement du 23 mars).

[6] Pour plus de détails, lire Rigobert Minani, op.cit.

[7] Jean-Claude Willame, Banyarwanda et Banyamulenge. Violences ethniques et gestion de l’identitaire au Kivu, L’Harmattan, 1997.

[8] Voir notamment le communiqué de presse du Conseil de sécurité des Nations unies CS/2229 du 14 décembre 2001 (https://press.un.org/fr/2001/cs2229.doc.htm).   

[9] Pierre Baracyetse, L’enjeu géopolitique des sociétés minières internationales en République Démocratique du Congo, SOS Rwanda-Burundi, 1999.

[10] Gouvernement de Kinshasa, RCD-Goma, RCD-KML, RCD-N, MLC.

[11] Rigobert Minani Bihuzo, « La problématique des ressources minières en RDC : état des lieux et perspectives », dans Congo-Afrique, n°417, septembre 2007, p. 507.

[12] Ibidem.

[13] Par exemple, en 2002, une campagne intitulée « Pas de sang sur mon GSM » portée par une coalition d’ONG belges appelait les sociétés européennes de téléphonie mobile à arrêter tout commerce de coltan avec le Congo.

[14] Telle la recommandation suivante, énoncée il y a déjà plus de vingt ans et qui garde toute sa pertinence : « All European countries should immediately investigate the companies and nationals involved in the trade, transport and processing of coltan originating from the DRC and its neighboring countries. They should take the necessary measures to put an end to commercial activities that contribute directly or indirectly to the financing of the war in the DRC » (International Peace Information Service (IPIS), Supporting the war economy in the DRC: European companies and the coltan trade, janvier 2002, p. 25).