Le 11 septembre 2023

Iran : une population au carrefour des crises

Au carrefour entre le Moyen-Orient et l’Asie centrale, entre la mer Caspienne et le golfe Persique, l’Iran est un vaste pays (1.648.195 km²) qui compte plus de 80 millions d’habitants. Depuis la révolution islamique en 1979, l’État iranien est une république théocratique islamique, c’est-à-dire que toutes les institutions et les activités du pays sont fondées sur les principes de la loi coranique. Le « Guide de la révolution » (ou « Guide suprême ») en est le plus haut responsable politique et religieux.
Le 16 septembre 2022, Mahsa (Jina) Amini, une jeune femme iranienne de 22 ans, décède trois jours après avoir été arrêtée par la police de la moralité iranienne pour « mauvais port du voile ». La nouvelle de sa mort engendre une vague de contestations importante, qui donne lieu à de nombreuses manifestations dans les différentes villes du pays. Depuis chez nous, quelle attitude adopter face aux crises désastreuses vécues par la population iranienne ? Un premier pas est sans doute de s’informer, afin de mieux pouvoir identifier d’éventuelles pistes d’engagement.

Un an après la mort de Mahsa/Jina Amini[1], le 16 septembre 2022, sous les coups donnés par les forces policières après une arrestation pour « mauvais port du voile », où en est l’Iran ? Et que vivent au quotidien les Iraniennes et les Iraniens ? Si le régime en place a continué à occuper l’actualité en Belgique avec l’enjeu de la libération d’Olivier Vandecasteele et la crise politique autour des visas accordés à la délégation de la ville de Téhéran pour un sommet tenu à Bruxelles, le sort de la population iranienne reste, de son côté, moins mis en évidence. Bien que des informations parviennent d’Iran, celles-ci restent fragmentaires. L’impossibilité de l’accès au terrain, les arrestations des journalistes iraniens couvrant le sujet et le manque de couverture des événements par la presse étrangère font que les contestations en cours, comme celles qui se sont déroulées de septembre 2022 à janvier 2023, ne peuvent être observées « par le trou de la serrure ». Les approches restent souvent homogènes, centrées sur une seule catégorie de contestations ou un seul groupe revendicatif. Or, le recul et le temps long de l’analyse mettent en évidence d’autres dynamiques importantes à saisir pour comprendre les transformations en cours dans le pays.

crédit : Artin Bakhan – Unsplash

Tout d’abord, il convient de revenir sur les récentes manifestations qui ont secoué le pays, de fin 2022 à début 2023. Ces manifestations quasi quotidiennes ont été parmi les plus lourdement réprimées par les autorités iraniennes depuis plus de 15 ans. Au moins 550 personnes ont été tuées dans les manifestations, tandis que des milliers d’autres ont été arrêtées. Des condamnations à mort ont également été prononcées, avec une issue fatale pour plusieurs condamnés. Les procès expéditifs et sans avocats sont la norme tandis que les pressions sur les familles des personnes arrêtées sont courantes. Loin d’avoir tenté des gestes d’ouverture vers la population, le régime s’est enfermé dans une logique centrée uniquement sur la répression des manifestants. Convaincu de sa puissance, enfermé dans sa logique autoritaire, le pouvoir, entièrement aux mains des ultraconservateurs, ne manifeste aucun signe d’ouverture face aux revendications.

Les difficultés du quotidien

Les manifestations qui ont secoué l’Iran à la suite de la mort de Mahsa/Jina Amini ne sont cependant que la partie émergée d’un arc de crises qui impacte fortement le pays. L’instabilité qui secoue aujourd’hui l’Iran est, en effet, multifactorielle. La population est confrontée à des contraintes de divers ordres, pouvant être catégorisées de la manière suivante : un ordre social islamique qui se maintient malgré les transformations sociales ; un régime autoritaire qui se maintient via une structure de pouvoir vieillissante ; une économie organisée suivant des mesures néolibérales et un accaparement des richesses par des élites ; des inégalités structurelles oppressant les minorités.

Il est hasardeux de limiter les causes des récentes manifestations à un seul type. La séquence de protestations qui a suivi la mort de Mahsa/Jina Amini a vu diverses logiques se mettre en mouvement ainsi que diverses structures de mouvements sociaux. Cependant, la question des droits des femmes aura été un catalyseur des contestations. Or, malgré la médiatisation en Iran et dans le monde du combat des femmes et l’éloge de leurs efforts pour parvenir à l’égalité, en particulier avec leurs demandes de suppression du hijab obligatoire et la lutte contre la violence gouvernementale à leur égard, rien n’a changé pour les Iraniennes au quotidien. Le port obligatoire du voile n’a guère été abandonné ni même réformé. Les discriminations persistent et vont même en s’accroissant, à l’image d’une action de la municipalité de Bushehr, au bord du Golfe persique, où devant le centre médical de l’Organisation de la sécurité sociale Salman Farsi, un panneau avertit que désormais les services ne seront pas accordés aux femmes non voilées. Les contrôles se sont renforcés dans les transports en commun du pays tandis que les caméras suivent désormais la manière dont les femmes au volant portent correctement (ou mal) le voile.

Dans d’autres domaines, les lois visant à protéger les femmes en Iran contre la violence domestique restent toujours très limitées. En effet, si les femmes font l’objet de contraintes politiques, les pressions religieuses, patriarcales et socio-économiques perdurent elles aussi. Si la proportion de femmes dans les universités est passé de 28 % en 1991 à 58 % au début des années 2020, le taux de participation économique des femmes ne dépassait pas, lui, les 14 % en 2021. Dans d’autres domaines, le système oppressif se maintient : le code civil iranien place toujours les hommes à la tête du ménage, le refus de nombreux hommes de partager les tâches ménagères avec leur épouse alourdit les pressions sur ces dernières tandis que les femmes issues des minorités comme celles venant du Kurdistan iranien se trouvent constamment dans la crainte d’être rabaissées du fait de leur identité communautaire[2].

Les mobilisations ne faiblissent cependant pas. Si elles n’occupent plus les rues comme à la fin de l’année 2022, les protestations se réorganisent autour d’autres pratiques, comme la désobéissance civile ou la conscientisation politique. À l’occasion du 8 mars, en 2023, plusieurs militantes iraniennes ont ainsi publié une « Charte des revendications progressistes des femmes iraniennes », rassemblant plusieurs « revendications progressistes, modernes et laïques » en se connectant à d’autres groupes contestataires. Entre autres demandes, les pétitionnaires réclamaient, outre la levée de l’obligation de porter le voile, l’abolition complète de la ségrégation sexuelle à tous les niveaux de la société, la séparation de la religion du gouvernement, du système judiciaire et de l’éducation, ainsi que la liberté de pensée, de croyance et d’expression[3]. Mais au final, malgré une occupation plus franche de l’espace public et numérique, malgré une volonté de repousser les murs enfermant les femmes dans des conditions de soumission, le régime parvient encore et toujours à cadenasser les Iraniennes dans un carcan niant leurs droits fondamentaux.

Le quotidien des Iraniennes et des Iraniens reste difficile dans d’autres domaines également. La crise sociale et économique qui frappe le pays, en raison notamment des sanctions imposées par les États-Unis, maintient le taux annuel d’inflation à plus de 40 %, et ce depuis plusieurs années. Les impacts sur la consommation des biens de base sont importants. En 2023, les données disponibles mettaient en évidence un taux d’inflation sans précédent des produits du secteur alimentaire, à 69,9 %. En outre, la malnutrition de la population, mesurée en calories consommées, s’amplifie au long de cette dernière décennie, reflétant une difficulté croissante à subvenir aux besoins les plus élémentaires.

Quelles alternatives politiques ?

Face à ces « épreuves de la vie », pour reprendre l’expression de l’historien et sociologue français Pierre Rosanvallon, la population iranienne oscille entre résignation, ressentiment et diverses formes de mobilisations. L’absence de grandes figures nationales incarnant une alternative politique reste un frein majeur au changement politique. Qu’elles soient à l’intérieur ou à l’extérieur du système, les personnalités politiques prônant une transformation du pays ne parviennent pas ou plus à exercer un rôle de mobilisation. À l’intérieur du régime, les réformateurs sont discrédités, les pragmatiques sont dénoncés. Si, en fonction des circonstances, il arrive qu’émergent des personnalités syndicales ou culturelles exerçant un rôle de contestation, celles-ci peinent à s’imposer en dehors de leur groupe, ou ne sont pas considérées comme des alternatives politiques sérieuses. Les religieux, de leur côté, sont tous assimilés au système en place. Quant aux figures de l’opposition hors d’Iran, si certaines sont connues à l’intérieur du pays, beaucoup restent perçues comme en décalage avec la réalité du terrain, ou sont méprisées car absentes des manifestations en cours.

Ces ressentiments sont particulièrement exacerbés chez les jeunes. Si, par le passé, diverses protestations – comme celles de 2009 après la réélection frauduleuse de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence de la république – s’accompagnaient d’un espoir de réformes à l’intérieur du régime, les manifestations des dernières années ont vu émerger une nouvelle génération protestataire bien plus désabusée. La génération Z, qui rassemble les Iraniennes et les Iraniens de moins de 25 ans, n’est plus seulement critique à l’égard du régime : elle n’en attend, en fait, plus grand-chose. Marquée par les difficultés économiques des années 2010, par les échecs des tentatives d’ouverture de la présidence d’Hassan Rohani (2013-2021), par la corruption et l’inefficacité des mouvements politiques réformateurs, cette génération, finalement très politique, ne croit plus aux changements venant de l’intérieur du nezam, le système.

Il reste que l’émergence d’une alternative devient difficile. Sans une opposition large et structurée à l’échelle du pays, les mouvements de contestation se retrouvent face à plusieurs difficultés. Comme l’estime le sociologue iranien Asef Bayat, les manifestations actuelles en Iran sont principalement des actions collectives d’acteurs non collectifs[4]. Les structures pouvant jouer ce rôle, comme les syndicats, sont d’abord et avant tout contrôlées par le régime, quand elles ne sont pas à son service. Reste dès lors l’émergence de mouvements informels, locaux ou spontanés.

Cette particularité de mobilisation sans leadership clair représente à la fois une force et une faiblesse : une force parce que l’absence de leader permet une forme de protestation « liquide », qui se renouvelle et peut transiter vers divers espaces et médiums. Mais cette dynamique représente également une faiblesse : le manque de structure et de figures rassembleuses à grande échelle empêche le mouvement de sortir de la seule base contestataire, qui finalement ne menace pas le régime. Cette situation a été particulièrement caractéristique des manifestations de fin 2022, où le nombre quotidien de personnes dans les rues n’a été que rarement supérieur à 10.000, pour l’ensemble du pays. Il reste d’ailleurs difficile d’évaluer avec précision le soutien populaire des récentes manifestations. S’il semble plus ou moins acquis qu’une grande partie de la population témoigne d’une lassitude voire d’un certain ressentiment envers le régime, il est plus compliqué de comprendre les motivations politiques qui poussent la base protestataire. De plus, la répression importante des manifestations, ainsi que d’autres violences à l’égard de la population, à l’image d’une vague d’intoxications des jeunes filles dans des dizaines de lycées à l’échelle du pays, ont montré à la population que le régime ne reculerait devant aucun outil répressif pour se maintenir au pouvoir, entraînant de ce fait une démobilisation par la peur.

Enfin, en l’absence d’un programme politique clair et de propositions alternatives sérieuses, les manifestations contre le pouvoir en place ne parviennent pas encore à mobiliser suffisamment dans les rues. Si les Iraniennes et les Iraniens qui manifestaient ces derniers mois savaient clairement « contre quoi » ils se mobilisaient, le « pour » quoi ils se rassemblaient ne s’incarne pas encore dans un projet politique homogène. Tous ces éléments étant donnés, il est difficile, dans le contexte actuel, d’imaginer que puisse émerger une alternative politique qui dépasse son cadre de mobilisation actuel.

L’Iran incertain

Il reste difficile de savoir comment vont évoluer les mobilisations. Il semble cependant certain que de nouvelles manifestations se produiront, à court ou moyen terme. Les causes du ressentiment et de la colère des derniers mois sont à peine résolues. De nouvelles données pointent également le bout de leur nez, dont les dérèglements climatiques qui fragilisent une bonne partie du pays. Face à tous ces facteurs de déstabilisation, et aux attentes de réponse de la population, le régime n’a guère tenté d’apaiser la colère au moyen de politiques économiques et/ou sociales novatrices. Ainsi, les quelques mesures prises pour aider financièrement la population se sont immédiatement dissoutes dans l’inflation.

Où va l’Iran ? La question reste posée. Il parait cependant certain que le pays vit de plus en plus sous une pression telle qu’il suffira d’un nouvel élément pour que se produise une explosion de colère. La mémoire des protestations et des répressions reste activée via les réseaux sociaux et semble même se diffuser au sein des espaces conservateurs longtemps acquis au régime. La question n’est donc pas « si » de nouvelles manifestations d’ampleur nationale auront lieu bientôt, mais « quand ». Et jusqu’où elles iront.

Et le nucléaire dans tout ça ?
Un autre grand dossier relatif à l’Iran est celui de son programme nucléaire et des sanctions principalement américaines. Depuis le retrait décidé par l’administration Trump le 8 mai 2018 de l’accord sur le nucléaire iranien (JCPOA – Joint Comprehensive Plan of Action) et la mise en place de nouvelles sanctions, le régime iranien n’a cessé de progresser dans l’acquisition de connaissances et de capacités de développement de composants nucléaires. Ainsi, en mai 2023, le stock d’uranium enrichi iranien s’élevait à 4.744,5 kg, soit plus de 23 fois la limite autorisée par l’accord international de 2015. Le taux d’enrichissement de certains éléments du stock dépasserait également les 60 %, soit un pourcentage se rapprochant des 90 % nécessaires pour produire une bombe atomique. L’Iran veut-il la bombe atomique ? La réponse à cette question reste difficile. L’acquisition de la bombe mettrait immanquablement l’Iran en difficulté auprès de ses rares partenaires restants, comme la Russie ou la Chine. Mais un Iran doté de la capacité à acquérir une bombe (c’est-à-dire le seuil nucléaire) renforce déjà sa position au Moyen-Orient. Si l’Iran n’a peut-être guère le souhait politique de se doter de l’arme nucléaire, sa volonté de puissance dans son espace proche est, elle, bien présente.  


[1]     Si le nom de Mahsa Amini est celui qui s’est imposé dans les médias, son prénom kurde est bien Jina. Afin d’éviter d’invisibiliser cet aspect, les deux prénoms seront utilisés en duo dans cet article.

[2]     Norma Costello, « How Iran’s protests erased the Kurds », Unherd, 23 janvier 2023 (https://unherd.com/2023/01/how-irans-protests-erased-the-kurds/).

[3]     Manshour-e mota-labat pishrou-yé zanan irani, 23 mars 2023.

[4]     Asef Bayat, Revolution without Revolutionaries. Making Sense of the Arab Spring, Stanford University Press, 2017.