Le 31 mai 2022

Construire des ponts par-delà les conflits

Autour de l’Union européenne, l’état de paix n’est pas toujours effectif. A côté de l’invasion russe en Ukraine, il y a de nombreux conflits peu évoqués en Occident, certains en phase active, d’autres qui se poursuivent de manière plus latente. Le Yémen, l’Ethiopie, la Libye, l’Egypte, Israël et la Palestine sont quelques exemples de pays déchirés dont la conflictualité passe trop souvent au second plan dans l’opinion publique de nos sociétés occidentales.

Au Centre Avec, nous avons voulu interroger nos regards sur ces conflits. Quelle place suis-je enclin à donner aux images qui m’arrivent sur la rétine, aux informations qui me parviennent ? Quelle proximité de cœur ai-je vis-à-vis des personnes qui souffrent ? Quelles pensées vais-je formuler dans mon for intérieur ? Mais aussi, quels mécanismes d’oubli et de négation s’y opèrent ?

Pour la revue En Question, Nawras Sammour témoigne de son expérience de jésuite et de travailleur social au service des réfugiés et des marginaux. Il relie et relit son expérience de vie et sa vocation de jésuite au service de la foi et de la justice.

crédit : Mostafa Meraji – Unspalsh


La Syrie et le Liban : deux pays à vif. Le premier est exsangue et endeuillé. Le second est en colère et au bord de la faillite. Deux nations transformées en échiquiers des puissances étrangères. Deux peuples qui peinent à trouver les raisons d’espérer. Un immobilisme politique et une classe politique pour qui l’objectif premier est trop souvent le maintien au pouvoir et les privilèges qui l’accompagnent. Une région touchée de plein fouet par les défis sociaux et communautaires.

La situation en Syrie

La Syrie est aujourd’hui un pays sans perspective. La seule certitude que nous ayons, c’est que rien n’est certain. Personne, même au sommet de l’échelle sociale, ne peut prédire comment sera la Syrie de demain.

Ce que nous savons, ce sont les atrocités commises et les malheurs subis. Quelques faits géographiques et démographiques permettent de saisir la fracture. Il y a en fait trois Syrie désormais : la Syrie gouvernementale (qui représente environ 70% du territoire), la Syrie kurde (25%) et une partie d’Idlib et du Nord d’Alep (5%) sous contrôle direct ou indirect de la Turquie. C’est un pays qui a perdu un tiers de sa population totale depuis 2011, dont plus de la moitié de la population active (surtout des hommes de 20 à 40 ans). Entre 6 et 7 millions de Syriens vivent hors de la Syrie. Environ 7 autres millions sont déplacés internes. Cela concerne toutes les communautés, y compris la communauté chrétienne. Le tissu social est en crise et l’avenir du pays est en danger.

La Syrie fait face à une crise économique chronique et accrue. 86 % de la population syrienne vit sous le seuil de pauvreté. Paradoxalement, des signes d’une richesse choquante et scandaleuse se font sentir. D’un côté, des gens mangent des déchets et ne peuvent plus se procurer de médicaments car ils n’en ont pas les moyens ; et de l’autre côté, d’autres personnes s’offrent des voitures de luxe à plusieurs centaines de milliers de dollars. La criminalité est en hausse, ainsi que la contrebande et le trafic de drogue. La Syrie est devenue un « nouvel Afghanistan ».

Au niveau politique, le blocage est total, et ce à tous les niveaux de pouvoir : national, régional et international. La Syrie étant tombée dans l’oubli et le désintérêt de la communauté internationale. Et la guerre en Ukraine concentre aujourd’hui l’essentiel de l’attention internationale.

Pourtant, le retour à la violence peut survenir à n’importe quel moment… Fin janvier 2022, le groupe État islamique (Daesh) a attaqué la prison d’al-Sinaa, dans la ville de Hassaké, pour libérer des centaines de ses combattants, détenus par les Forces démocratiques syriennes (FDS). Début février 2022, les forces spéciales américaines ont abattu le chef de Daesh. Un nouveau retrait d’armée étrangère pourrait être catastrophique (par exemple, un retrait américain du Nord-Est (kurde) du pays induirait probablement des massacres, entre kurdes et arabes, entre kurdes et turcs, etc.).

En tant que chrétiens en Syrie, nous sommes confrontés aux mêmes difficultés que nos compatriotes musulmans. Nous n’avons pas le monopole de la souffrance. Cependant, la communauté chrétienne étant le maillon le plus faible du tissu social syrien, nous sommes sans doute davantage exposés à l’incertitude et à la vulnérabilité. S’ajoutent à cela deux difficultés majeures à résoudre. Premièrement, le manque de leadership chrétien, alors qu’il pourrait rassurer les esprits agités et fatigués – les malheurs de l’Église sont d’abord et avant tout liés à nos difficultés et problèmes internes. Deuxièmement, une perte d’identité et de dynamisme dans la plupart des communautés locales où l’Église se fait vieillissante, voire risque de disparaître (comme à Alep ou à Homs). Les mariages mixtes (souvent considérés comme une honte) et les changements de mœurs de la société ont un effet sur la cohésion de ces communautés.

La situation au Liban

La situation actuelle au Liban est en fait très similaire à celle de la Syrie, à quelques différences près. Le Liban a connu entre 1975 et 1990 une guerre civile meurtrière à multiples rebondissements et avec différentes interventions étrangères. Cette conflictualité n’a jamais été résolue et elle continue à marquer la vie politique actuelle. Lorsqu’en 2019, la société civile a réclamé la fin de la corruption systémique, la chute a été très rapide, car l’explosion gigantesque du 4 août 2020 dans le port de Beyrouth gèle les espoirs de sortie de la pauvreté et de développement économique. En manque de leadership politique et de lois qui protègent les citoyens, le libéralisme économique à outrance y est entièrement débridé.

Au niveau politique, le pouvoir décisionnel est confisqué par un seul parti (armé), le Hezbollah, qui impose à tout le peuple libanais les orientations stratégiques du pays. Face à leur impuissance à faire changer le pays, beaucoup de jeunes libanais, surtout des chrétiens mais pas uniquement, choisissent la migration. À long terme, cela sera fatal pour l’avenir du pays.

Beaucoup de chrétiens ont peur d’un effondrement des institutions traditionnelles (école et hôpital), estimant que les institutions sont la raison d’être de l’Église. À mon avis, c’est une hérésie de croire cela. Les institutions doivent être au service de l’Église. Partout, nous vivons une crise des institutions. C’est un problème identitaire qu’il faut pouvoir traiter. Quel est le rôle de l’Église dans le monde ? Il faut trouver d’autres moyens d’être présent.

L’État libanais reconnait 18 confessions et leur attribue une répartition du pouvoir. D’une manière générale, l’esprit communautariste suscite dans le pays et auprès de toutes les communautés une peur irrationnelle de l’autre différent. Cette peur est instrumentalisée par les puissants pour obtenir du soutien et accroître leur pouvoir. En d’autres termes, les chefs locaux manipulent les individus et brisent l’esprit du peuple par un discours de haine et de peur. C’est d’ailleurs une culture plus généralisée à laquelle le pape François attire l’attention dans son encyclique Fratelli tutti, quand il parle du populisme.

Quelle(s) présence(s) de l’Église et des jésuites dans le Monde arabe ?

Aujourd’hui, c’est le terme « présence(s) », au singulier et au pluriel, qui correspond le mieux à ce qui m’habite. Dès le début de la guerre en Syrie, il était clair pour moi que l’enjeu était de faire de mon mieux pour être chrétien. Mon questionnement était plutôt « comment bien faire chrétiennement et comment tenir bon ? ». Cette question n’est pas nouvelle. Elle a toujours marqué, et doit sans cesse habiter, la conscience chrétienne. Elle colle toujours et partout à notre existence chrétienne.

Le martyr dominicain Pierre Claverie, dans son Algérie en proie à une guerre sanglante – comme mon Proche-Orient qui est de tous les points de vue en érosion –, écrit en 1996, peu avant son assassinat : « On essaie de réaliser notre vocation et notre mission d’Église quand on est présent aux ruptures qui crucifient l’humanité dans sa chair et dans son unité. Nous y sommes bien à notre place car c’est en ce lieu seulement que peut s’entrevoir la lumière de la Résurrection et, avec elle, l’espérance d’un renouvellement de notre monde ». « C’est au cœur de l’obscurité que jaillit la lumière de l’espérance », disait aussi le martyr jésuite Ignacio Ellacuría.

Que ce soit dans l’Algérie de la fin du XXe siècle ou dans la Syrie et le Liban d’aujourd’hui, « nous y sommes bien à notre place… ». Au cœur de ma vie quotidienne que je partage avec mes semblables, pour repenser mon existence en chrétien, en jésuite, il me faut assumer un paradoxe qui risque à tout moment de basculer dans la violence. On est là, où que soit ce « là », une multitude d’ « être-là »… On désire fortement cette présence, on veut la faire fructueuse, en essayant de réaliser une vocation suprême, à savoir le Royaume. Mais malheureusement, il y en a parmi nos semblables qui manipulent (ou essaient de manipuler) cette présence, ou qui nous la refusent tout simplement.

Au risque de choquer, je pense que cette situation dramatique est une chance, voire une grâce. C’est la grâce de se sentir dépassé, démotivé et impuissant. C’est la grâce d’être faible, et c’est justement dans la faiblesse qu’apparait la force et la puissance de Dieu (2e lettre de Paul aux Corinthiens, 12, 9).

Être en mesure d’accepter cette pauvreté et de l’assumer est, me semble-t-il, l’unique garantie d’une croissance saine. En d’autres termes, par l’Évangile, nous sommes appelés à faire preuve d’une liberté rachetée, qui mise le tout sur Dieu et qui sait, à force de côtoyer tous les jours la mort, apprivoiser, par un acte de liberté obéissante, sa propre mort. C’est l’exemple de Frans van der Lugt, jésuite néerlandais, encagé en Syrie, assassiné le 7 avril 2014 à Homs.

Retrouver la Parole

Aujourd’hui, dans un monde marqué par la violence, par la déchirure (dont la première à surmonter est celle en soi-même…), par une troisième guerre mondiale « fragmentée » (terme utilisé par le pape François) et face à un mal qui s’acharne contre l’humanité et la crucifie dans sa chair, nous traversons la plus grande épreuve, et même la plus grande tentation du repli sur soi et de l’isolement. Dans un monde qui s’effondre, en Syrie, au Liban, en Irak, etc., la plus grande tentation –  et singulièrement celle des maillons les plus faibles du tissu social, comme les chrétiens – serait de désespérer et de dire « qu’il n’y a plus rien à faire ». C’est précisément là où il n’y a plus rien à faire que tout, absolument tout, doit être refait (comme nous le rappelle Ignacio Allecuría).

Dans une culture manichéenne et guidée par des mécanismes de lavage du cerveau, où un monde du « Bien absolu » (là où « je suis ») est séparé d’un autre monde du « Mal absolu » (là où l’autre différent est) par un abîme infranchissable, seuls ceux et celles qui en font le libre choix et qui osent bâtir des ponts, qui osent parler, questionner et, du coup, provoquer la curiosité de l’autre pour aller de l’avant dans sa recherche de complicité et de rapprochement… seules ces personnes-là peuvent prétendre à la promesse d’un monde meilleur, d’un avenir.

L’autre ne devrait pas être perçu comme un danger ; il est plutôt vu comme une promesse d’avenir. Et c’est justement ici que réside toute la question de l’accueil de l’étranger, lequel est toujours un acte risqué. Regardons les moments les plus sacrés de la Bible, les moments de l’accomplissement d’une promesse divine qui donne avenir. Je sais que c’est difficile, car cela provoque en nous tous les sentiments paradoxaux : d’un côté nous appréhendons cette ouverture, et de l’autre côté, nous la voulons, car sans elle, nous serons aliénés par rapport à l’Évangile.

Ce qui devrait nous motiver, c’est ce désir ardent qui pousse chacun et chacune selon sa propre expérience historique, à être serviteur, promoteur et défenseur de la dignité de l’être humain. Nous devons nous efforcer de développer de manière cohérente des espaces de liberté dans lesquels le caractère unique de la personne est préservé, malgré toutes les différences, tout en veillant à ce que ces différences et cette diversité soient respectées et même recherchées.

« Toute personne a le droit d’avoir des droits », nous dit Hannah Arendt. La dignité de l’être humain et son droit d’être différent sont divins ; c’est un péché de le détruire ou de lui refuser ce droit ! Le premier signe d’une dignité respectée est la liberté de la parole. Dans un texte intitulé « Retrouver la Parole »[1], élaboré par un groupe de jésuites liés au Proche-Orient à la demande d’Adolfo Nicolas[2], Père Général de la Compagnie de Jésus, un accent clair est mis sur la crise de la parole, laquelle est souvent confisquée, voire muselée, au Moyen-Orient.

Une multitude d’ « être-là » requière une multitude d’expressions de cette présence. Elle requière un « je » multiple, libre, reconnaissant et donc libérateur. Un « je » qui donne toutes les possibilités à un autre « je » d’exister. Et donc des « je » qui sont en interaction constructive et permanente afin de former un « nous » décomplexé, en marche vers le plus grand bien (le Bien commun), de tous les « je » reconnus, dignes et respectés (la Dignité humaine). Il me semble que la première parole à retrouver ou à promouvoir dans notre société est justement ce « je » multiple. Oserais-je dire que c’est le tout de l’éducation ?

D’après Dietrich Bonhoeffer (pasteur luthérien allemand, résistant au nazisme, mort exécuté en camp de concentration en 1945), en tant qu’Église, « nous ne voulons ni ne devons être ou des censeurs ou des opportunistes, mais des gens qui, de par leur foi en Dieu de l’histoire, partagent la responsabilité de former l’histoire dans chaque cas et en chaque instant, que nous soyons vainqueurs ou vaincus ».  Autrement dit, nous avons la responsabilité historique des générations à venir. Et là, précisément, il s’agit de l’éducation. Il s’agit d’éduquer à la liberté responsable qui va à l’encontre de tout mépris et de tout exclusivisme. Car la stupidité (se faire confisquer sa raison et sa liberté et suivre aveuglement avec obstination la méchanceté d’autrui) qui est, d’après Bonhoeffer, un ennemi du bien plus dangereux que la méchanceté, ne peut pas être surmontée par un simple acte d’instruction, mais par un acte de libération globale dans l’amour. Il n’y a pas de relation plus féconde, surtout avec les plus faibles, que celle de l’amour, c’est-à-dire la volonté de faire et de maintenir une communauté avec eux. Une Église (comme la Compagnie de Jésus) stérile et non féconde n’est absolument pas l’Église fondée ni voulue de Jésus-Christ.

La vocation de la fraternité

Enfin, selon Pierre Claverie, l’enjeu n’est certainement pas la question du « faire », c’est plutôt comment « être », être à la place qui convient dans le moment présent – même si c’est un moment qui nous a été imposé. « Construire des ponts » et « promouvoir la fraternité universelle », selon le souhait et le rêve du pape François, n’est pas simplement un accueil désengagé et désintéressé, il s’agit plutôt de prendre le risque de dépasser les préjugés pour toucher les étrangers et les étrangères, pour les accompagner, pour les servir et pour défendre leur dignité sans compter les coûts.

Du point de vue de la foi, notre vie d’aujourd’hui devrait répondre à la question la plus urgente posée par Dieu à l’humanité toute entière : « Caïn, où est ton frère ? »


[1] www.unamur.be/universite/jesuite/documents/moyen_orient_parole

[2] Adolfo Nicolas (1936-2020) a été Père Général de la Compagnie de Jésus de 2008 à 2016.