
Pour qui veut comprendre ce qui nous arrive aujourd’hui en Occident, ce chef-d’œuvre est un passage obligé. Alain Supiot est connu du public pour avoir tenu la chaire « État social et mondialisation : analyse juridique des solidarités » au Collège de France (Paris) et avoir fondé puis dirigé l’Institut d’études avancées de Nantes. Ses écrits portent avant tout sur la fonction anthropologique du droit, le statut du travail et le rôle que la solidarité peut, et doit, jouer dans nos sociétés ainsi qu’au sein d’une mondialisation à visage humain.
Dans ces pages issues du cours qu’il donna au Collège de France entre 2012 et 2014, le juriste et anthropologue français retrace la généalogie de l’imaginaire anti-démocratique qui, désormais, sous-tend la pratique d’une partie de nos gouvernants et trouve dans le transhumanisme de la tech’ californienne son expression paroxystique. Sa thèse est que l’Occident est depuis longtemps hanté par le rêve d’un gouvernement des hommes par le calcul.
Au 20e siècle, le taylorisme américain tout comme la planification soviétique ont prétendu établir une organisation « scientifique » du travail dont l’avatar contemporain n’est autre que la gouvernance par les nombres. Cette dernière vise, aussi bien dans l’entreprise que dans l’administration publique ou dans notre conception de la politique publique, la réalisation d’objectifs quantifiables plutôt que l’obéissance à une loi juste. Elle s’appuie sur le présupposé que ce qui ne peut pas se mesurer « ne compte pas » et que la quantification suffit à donner un sens et une légitimité.
Après-guerre, cet imaginaire institutionnel s’est alimenté à celui de la cybernétique pour substituer progressivement au concept de la Loi (hérité à la fois de la démocratie athénienne, du legs biblique et de la réforme grégorienne) celui du programme – informatique, notamment. Là où la loi s’applique à tous et présuppose un Tiers (l’État) qui est à la fois le garant de son application et de la signification de l’architecture dogmatique qui la sous-tend, la gouvernance par le programme manipule des collectifs humains sans référence obligée à une instance transcendante et dans une certaine indifférence à tout traitement égalitaire des humains. Au gouvernement se substitue la gouvernance, à la réglementation la régulation, à la justice l’efficacité, à la souveraineté politique une logique gestionnaire de projets. Ce qui ouvre la porte aussi bien à la possibilité de la blockchain (c’est-à-dire de la tentative technique de réaliser des transactions sans témoin, donc sans Tiers qui en garantisse la légalité) qu’à l’ubérisation du travail. L’auto-entrepreneur de soi ubérisé, privé des acquis du salariat hérités des luttes sociales des deux derniers siècles, n’est-il pas contraint de faire constamment la preuve de sa productivité individuelle s’il veut survivre, et une preuve quantifiée ?
Autre symptôme de cette grave dérive, parmi tant d’autres : la gouvernance des universités par les classements internationaux et les indicateurs de performance qui prennent désormais la place d’une réflexion sur leur mission éducative. Ou encore, dans le secteur public, l’obligation faite aux hôpitaux d’atteindre des quotas de rentabilité avant de répondre aux besoins de santé publique. Ou, en Chine, l’essor des scores de crédit social qui classent les citoyens selon leur comportement économique et moral.
Or, montre Supiot, la destruction progressive des protections, du cadre dogmatique et du sens collectif que fournissait le gouvernement par la Loi provoque une re-féodalisation de nos sociétés : devant la disparition des barrières qui, grâce au droit, assuraient plus ou moins la sécurité et l’égalité de traitement pour tous, chacun se retrouve contraint d’entrer dans des relations de vassalité, c’est-à-dire de faire allégeance à plus puissant que soi pour trouver une protection.
Comment ne pas voir qu’aujourd’hui, c’est exactement cet agenda que l’équipe au pouvoir à Washington tente de mettre en œuvre, aussi bien par la destruction systématique de l’administration fédérale des États-Unis que dans la substitution de rapports de force violents au droit international ?
Au féodalisme de la tech’ (c’est-à-dire des algorithmes informatiques aujourd’hui magnifiés par l’intelligence artificielle) répond désormais la tentative, par une poignée d’oligarques de tout poil, de faire main basse sur les ressources de la planète. Cette « révolution » techno-féodale était en gestation depuis plus d’un siècle. Le livre de Supiot en fait une démonstration saisissante. Seule l’institutionnalisation de la solidarité par le droit nous permettra, affirme Supiot, de sortir de cette impasse mortifère.
Gaël Giraud