En Question n°148

Vers un nouveau dimanche noir ?

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À tous les niveaux, l’extrême droite se montre de plus en plus menaçante. Dans plusieurs pays d’Europe, elle n’a jamais été aussi présente depuis la Seconde Guerre mondiale. En Flandre, le Vlaams Belang occupe la tête des sondages. En Wallonie, un nouveau parti d’extrême droite tente de s’implanter, parrainé par le Vlaams Belang, le Rassemblement national français et le Parti pour la liberté néerlandais. Et selon une récente enquête (Noir Jaune Blues), plus d’un Belge sur deux serait favorable à la « retribalisation » de la société : l’appel à l’autorité d’un chef, l’homogénéité (ethnique, culturelle, linguistique et religieuse), la méfiance vis-à-vis de l’extérieur perçu comme menaçant et de l’étranger « envahisseur », et même l’adhésion au retour de la peine capitale. À la veille des élections de 2024 à tous les niveaux (européen, fédéral, régional, provincial et communal), la revue En Question prend cette problématique à bras-le-corps. Comment se situer personnellement et s’engager collectivement, afin de briser cette vague brune qui déferle sur nous ?

edito

L’extrême droite est chez nous, en nous

Simon-Pierre de Montpellier

En Belgique francophone, on entretient souvent l’illusion de vivre dans des villages d’irréductibles démocrates, imperméables à l’extrême droite. De la faiblesse des partis d’extrême droite en Wallonie et à Bruxelles depuis 2012 (il n’y a donc pas si longtemps), nous déduisons que cette idéologie est aujourd’hui absente chez nous. Nous ne nous sentons pas directement menacés, donc pas concernés. Ce raccourci relève, à mon avis, d’une dangereuse forme de déni, voire de complaisance, alors même que l’extrême droite n’a jamais été aussi présente en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale.
Tout d’abord, nous ne vivons pas sur une île déserte : ce qui se passe en Flandre (donc en Belgique), en France, aux Pays-Bas, en Allemagne, aux États-Unis… a des influences concrètes sur des millions de vies, y compris les nôtres. Par exemple, il est indéniable que le succès du Front National de Jean-Marie Le Pen en France à partir des années 1980 a stimulé les mouvements d’extrême droite en Europe, et en particulier en Belgique. Ensuite, même si l’extrême droite politique n’accède pas au pouvoir, ses idées se diffusent et se normalisent pernicieusement au sein de la société, y compris dans les hautes sphères de l’État. En témoigne par exemple le développement de centres de détention de personnes migrantes par les gouvernements belges successifs (une des priorités du plan de 1992 du Vlaams Blok) ou la récente « loi immigration » en France (qualifiée de « victoire idéologique » par Marine Le Pen). En témoignent également de récentes enquêtes qui révèlent que plus d’un Belge sur deux (y compris wallon) serait favorable à la « retribalisation » de la société (voir p. 36) ou que près de 36 % des francophones (davantage que les 30 % de Flamands) seraient « tout à fait ou plutôt d’accord » avec l’arrivée d’un « pouvoir exercé par un leader fort sans l’influence du Parlement ».
Plus profondément encore, l’extrême droite est présente en nous. Les stéréotypes et les préjugés, l’égoïsme et le sentiment de supériorité, la jalousie et la haine, les tentations de repli « entre soi », l’indifférence aux injustices… peuvent aussi noircir notre cœur. Si nous voulons éviter de nouveaux « dimanches noirs », nous avons, chacune et chacun, à affronter nos zones d’ombre. Reconnaitre notre part d’autoritarisme, de racisme, de sexisme, d’homophobie, d’âgisme ou de validisme… C’est une étape essentielle afin de nous engager collectivement pour une société plus juste, écologique, démocratique et solidaire. Cela nous concerne toutes et tous.

Ce dont l’extrême droite est le nom

Benjamin Biard

Qu’est-ce que l’extrême droite ? Quelle différence avec le populisme ? Extrême droite et extrême gauche sont-elles comparables ? Comment l’extrême droite se manifeste-t-elle en Belgique ? Pour quelles conséquences ? Le politologue Benjamin Biard, spécialiste de l’extrême droite, pose quelques balises pour cerner cette idéologie, ses manifestations principales et la pénétration de ses idées, afin d’en contrer le développement.

Extrême droite et démocratie 

François Debras

Historiquement, l’extrême droite est définie comme une famille politique véhiculant une idéologie antidémocratique. Toutefois, les partis logés à cette enseigne se présentent aujourd’hui, dans leurs discours, comme les défenseurs et les promoteurs de la démocratie. Comment et pourquoi ? Le politologue François Debras, spécialiste des discours, extrémistes et complotistes, analyse l’appropriation du terme « démocratie » par les principaux partis d’extrême droite européens dans une logique nationaliste et identitaire.

Comment l’extrême droite gagne la bataille des émotions

Guillaume Lohest

Nous avons coutume de penser que la politique est une affaire d’idées, un affrontement de programmes. Sans nier cet aspect des choses, qui est en quelque sorte la face visible d’un iceberg, je tenterai dans ces quelques lignes d’attirer l’attention sur la face cachée des dynamiques politiques : le rôle des émotions et des affects. Cette dimension semble particulièrement décisive dans la progression de l’extrême droite.

Guerre en Ukraine et complotisme d’État

Simon Desplanque

Depuis le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, plusieurs observateurs ont passé au crible la stratégie informationnelle de Moscou. Ils ont ainsi détricoté les mensonges relayés par les « trolls » du régime et dévoilé certains de ses relais médiatiques et politiques au sein de nos démocraties[…]

La demande d’extrême droite existe toujours en Belgique francophone

Manuel Abramowicz

Depuis l’« effet Le Pen » en 1984, l’Europe est gangrénée par des partis liberticides. L’extrême droite n’est plus une donnée politique marginale. Elle est même au pouvoir en Italie et en Hongrie. Le nationalisme ethnique fait également des ravages dans le reste du monde comme en Birmanie, en Chine, au Sénégal ou en Tunisie[…]

Comment se situer, comme francophones, par rapport à l’extrême droite flamande ?

Frédéric Rottier

La question est essentielle car les vagues brunes à répétition au nord du pays provoquent de l’effroi, mais les réponses manquent souvent de justesse. Mal posée, la question suscite surtout des mouvements contraires, tels que l’incompréhension générale, le désarroi, le procès d’intention ou le désintérêt[…]

Sur les causes profondes de la tribalisation de la société belge

Gaël Giraud

Les conclusions de l’enquête « Noir Jaune Blues 5 ans après » , commandée par la fondation « Ceci n’est pas une crise » auprès de l’Institut de recherche en sociologie Survey and Action, révèlent qu’une majorité de Belges (52%) sont favorables à ce que les enquêteurs ont nommé la « retribalisation » de la société belge. Que signifie ce concept et comment expliquer cette évolution inquiétante ? Gaël Giraud met en exergue les inégalités entretenues par le système éducatif et exacerbées par les tendances à la globalisation, à la privatisation et à l’affaiblissement démocratique.

Éléments pour un antifascisme chrétien

Paul Colrat et Guillaume Dezaunay

Selon une étude Ifop (Institut français d’opinion publique) pour le journal La Croix, menée durant le premier tour de l’élection présidentielle française de 2022, 40 % des catholiques ont voté pour des candidats d’extrême droite (Marine Le Pen et Éric Zemmour) – contre 30 % pour la moyenne française . En France ou ailleurs, l’extrême droite instrumentalise le christianisme à des fins identitaires. Paul Colrat et Guillaume Dezaunay, membres du collectif Anastasis , affrontent avec sérieux cette question théologico-politique : la religion chrétienne n’est-elle qu’une « culture à défendre », une « identité à protéger » ?