La performance est partout, tout le temps. Chaque domaine de la vie (personnelle, communautaire, sociale, économique, politique…) est marqué de son sceau – et nous avons à son égard un a priori positif. « Optimiser » est devenu le mot d’ordre de notre société. Le hic ? Le culte que nous vouons à la performance nous conduit tout droit dans l’impasse et ne nous permettra pas d’habiter notre monde devenu fluctuant, incertain et imprévisible. Que faire, alors ? Le biologiste Olivier Hamant, s’inspirant de ce qu’il observe dans le vivant, prône la robustesse, comme antidote à notre recherche de la performance à tout prix. Prenant appui sur ses réflexions, la revue En Question explore cet enjeu : pourquoi et comment l’obsession de la performance nous mène-t-elle dans l’impasse ? Qu’est-ce que la robustesse et quelles voies ouvre-t-elle, aux niveaux personnel, collectif et politique ? En s’intéressant à des expériences qui empruntent le chemin de la robustesse, le dossier montre ce que, concrètement, pourrait signifier de passer du monde de la performance à une civilisation de la robustesse.
Contre l’obsession de la performance
Allemagne, 1933. Au nom de la liberté (Freiheit) et de la performance (Leistung), les Nazis entament la destruction de l’État-providence allemand, qu’ils jugent « contre-sélectif » car il protège les faibles et les malades. Ils créent à la place une multitude d’agences placées sous l’autorité de petits chefs, mises en concurrence et supervisées par la chancellerie d’Adolf Hitler[1].
États-Unis, 2025. Dès le premier jour de son second mandat, le président Donald Trump crée le Département de l’Efficacité Gouvernementale (DOGE). Dirigée par le milliardaire techno-fasciste Elon Musk, cette agence a pour mission de démanteler l’administration fédérale, réduire drastiquement les dépenses publiques et supprimer un nombre important de réglementations, de programmes et de postes de fonctionnaires, au nom de l’efficacité, de la modernisation, de la productivité et de… la liberté.
Si la comparaison entre les mouvements d’extrême droite contemporains et les régimes fascistes et totalitaristes du 20e siècle doit être menée avec prudence et nuance, elle peut néanmoins offrir des clés de lecture qui nous mettent en capacité de mieux lutter contre les mécanismes et les facteurs qui alimentent ces mouvements. L’injonction à la performance (ou à l’efficacité) en est un élément central, car elle permet de justifier le renversement des contre-pouvoirs, la centralisation et la personnification du pouvoir, le maintien de l’ordre et du contrôle social, la soumission des individus au système totalitaire, ainsi que la discrimination, le rejet, voire l’extermination des populations jugées inutiles, inadaptées, indésirables ou profiteuses.
Aujourd’hui, la démocratie et les droits humains, sociaux et environnementaux sont menacés. Face à cette réalité indéniable, nous devons résister, ensemble. Parmi différentes formes de résistance possibles, le biologiste Olivier Hamant invite à ringardiser la performance, que ce soit par la critique ou l’humour, et à construire la robustesse, en valorisant les interactions, la diversité, la lenteur, la redondance, l’incohérence, l’adaptabilité et la coopération. Autant d’idées subversives et d’initiatives concrètes qu’explore le dossier du présent numéro d’En Question.
[1] Johann Chapoutot, Libres d’obéir : le management, du nazisme à aujourd’hui, Gallimard, 2020.
Olivier Hamant : Ringardiser la performance et construire la robustesse
Qu’est-ce que les inondations à Valence, la disparition des abeilles, la guerre en Ukraine et l’ascension de Trump ont en commun ? Ces événements sont, selon Olivier Hamant, les symptômes d’une société qui voue un culte à la performance. Ce biologiste, chercheur à l’École normale supérieure de Lyon et directeur de l’Institut Michel Serres, s’inspire de ses travaux sur le vivant pour prôner un modèle de société guidé par des principes de robustesse plutôt que par des indicateurs de performance. Malgré une lucidité sans concession, son propos est étonnement enthousiaste, empli d’espérance.
Olivier Bailly, Céline Nieuwenhuys et Felipe Van Keirsbilck : Performance et robustesse dans la société belge
La Belgique voue-t-elle un culte à la performance ? Dans quelle mesure et de quelles manières cela se manifeste-t-il dans la société belge ? Comment construire la robustesse ici et maintenant ? Pour en discuter, nous avons réuni Olivier Bailly, journaliste indépendant et co-fondateur du magazine Médor, Céline Nieuwenhuys, secrétaire générale de la Fédération des Services Sociaux (FdSS), et Felipe Van Keirsbilck, secrétaire général de la Centrale Nationale des Employés (CNE). Bien qu’actifs dans des secteurs d’activité différents et selon des styles propres, elle et ils ont comme point commun d’être animés par une quête de justice sociale et d’être inspirés par les travaux d’Olivier Hamant sur la robustesse du vivant.
La wAnderCoop : une coopérative qui veut demeurer robuste
La wAnderCoop est un supermarché coopératif et participatif. Quatre ans après son ouverture à Anderlecht (Bruxelles), elle a évalué ses pratiques à l’aune du concept de robustesse. Coopération, participation active, ancrage local, modes alternatifs de consommation, diversité sociale… Autant de critères qui visent à pérenniser une wAnderCoop robuste : stable et viable dans la durée.
La coopération : un pas vers la robustesse de l’entreprise ?
« La période que nous vivons exige des entreprises qu’elles se réinventent ». Face à ce constat, la cheffe d’entreprise Mireille Rousseaux-Nélis s’est laissée interpeller par les propos d’Olivier Hamant, afin de rendre son entreprise plus robuste. Comment envisage-t-elle la coopération, l’adaptabilité ou encore la redondance en entreprise ?
Farm For Good : Promouvoir un modèle agricole robuste
Le système agro-alimentaire dominant, fondé sur une logique de performance, traverse des périodes de fortes fluctuations et soulève des interrogations croissantes, particulièrement sur les plans social et environnemental. Selon Olivier Hamant, l’agroécologie représente un modèle bien plus robuste. À partir de l’expérience de Farm For Good, un réseau de fermes en transition vers l’agroécologie, Marie-Aline Cornu, Eleonore Speeckaert et Donatienne van Houtryve offrent des éclairages précieux sur les raisons de cette robustesse.
Les low-tech : une nouvelle façon de voir la technologie… et le monde ?
En quoi les technologies simples (low-tech) seraient-elles plus robustes que les technologies de pointe (high-tech) ? Les formations d’ingénieur devraient-elles s’adapter à ce changement de paradigme ? En 2019, Pedro Correa a marqué les esprits lors de son discours à la remise des diplômes des ingénieurs de l’UCLouvain. Il nous partage ici ses réflexions sur les enjeux contemporains de l’ingénierie, en posant un regard critique sur nos attentes vis-à-vis des technologies.
Pourquoi coopérer rend robuste
Selon Olivier Hamant, construire la robustesse passe nécessairement par la coopération. Pourquoi et comment ? À partir de son expérience de formateur et de gestionnaire de projets coopératifs, Gatien Bataille nous invite à changer nos visions du monde pour réapprendre à interagir et à coopérer, en commençant autour de nous, dans nos lieux de vie, de travail et d’engagement. Au service de la santé commune.
Enseigner dans un contexte fluctuant : à l’école de la robustesse
L’école fait face à de nombreux défis, notamment à cause des bouleversements numériques, sociaux et écologiques. Selon Nicolas Gazon, ancien enseignant, conseiller en orientation et engagé dans la transition écologique, le travail d’Olivier Hamant sur la robustesse offre, pour l’école, un cadre et des outils particulièrement intéressants pour se réinventer. Il nous invite – pas seulement les enseignants et les politiques, mais la société tout entière – à construire ensemble un Pacte de robustesse, plutôt que d’excellence.