Le 13 juin 2023

Pourquoi la société entière a besoin de profondeur

Aujourd’hui, la superficialité ambiante est telle que, si nous n’y prenons garde, elle nous entrainera dans la naïveté, le désespoir ou le cynisme. Cette chronique fait dès lors l’apologie de la profondeur, dans le regard et l’analyse du monde comme dans les manières de changer le cours des choses.

crédit : V2Osk – Unsplash

Lorsque, la nuit, des chasseurs projettent une forte lumière sur les landes où sautillent les lapins, ces derniers vont réagir de manière étonnante. Plutôt que de s’enfuir, ils vont se rapprocher du faisceau lumineux et le regarder au point de s’immobiliser, complètement obnubilés. La fascination prend le dessus tant sur l’instinct de vie animal que sur les règles du vivre-ensemble lapinesque.

La société, de même que l’humanité et tout particulièrement les mondes politique et médiatique, agissent de la même manière face aux cocktails de fascination. Nous baignons dans un vivier de superficialité et ce milieu façonne notre manière d’habiter le monde et la société. C’était déjà le cas du temps de l’Iliade et du Colisée (« du pain et des jeux »). C’est encore le cas au 21e siècle, peut-être même davantage, car dans un monde globalisé, la propagande du capitalisme de masse et de l’hyperconsommation et leurs vecteurs imagiers s’invitent dans chaque maison individuellement. Depuis la presse people et les programmes de téléréalité – qu’il s’agisse de séduction, de mise en scène de vedettes ou de compétition – jusqu’aux dogmes de la méritocratie, de l’ascension sociale, du self made man et du rêve américain, en passant par la surinformation digitale et la présence, voulue ou contrainte, sur les réseaux sociaux, nous sommes constamment atteints par des inputs sensoriels, qu’ils soient insidieux ou explicites. Les effets mentaux sont réels : la concentration qui diminue, la persévérance qui se dissout, l’esprit de comparaison omniprésent. À quoi s’ajoutent les effets moraux : bien des inputs nourrissent la jalousie, le voyeurisme, l’indifférence, l’avarice, l’insatiété, la propension à condamner les autres ou encore l’exclusion. Les outils de communication à notre disposition, l’accélération des rythmes de vie et l’individualisation de nos modes de vie nous rendent mentalement et moralement particulièrement vulnérables. Reconnaissons cette vulnérabilité partagée comme un esprit du temps.

Si l’après-covid ressemble encore étrangement à la période qui l’a précédé, je ferai ici l’hypothèse que c’est parce que nous n’arrivons pas (suffisamment) à transformer nos manières d’être (être en société et être au monde). Sans trouver d’antidote au consumérisme, je voudrais plaider pour plus de profondeur dans notre quête de lucidité, d’intelligence et de sens. La profondeur est une pierre angulaire mésestimée de l’édifice sociétal. En effet, l’attention à la dimension de profondeur et l’acceptation de la complexité du réel peuvent nous procurer deux bénéfices essentiels. Elles permettent d’éviter les récifs émotionnels que sont la naïveté, le cynisme et le désespoir ; et, en même temps, on peut mieux grâce à elles lutter contre la tentation du repli sur soi (et sur l’entre-soi).

La superficialité non seulement imprègne un milieu sociétal ambiant, mais également dénature la grille d’analyse des événements. L’information médiatique dominante est celle de l’immédiateté, l’action politique devient court-termiste, ou encore la solidarité se manifeste avant tout de manière spontanée et émotionnelle. Dans ce climat, on discute surtout des symptômes, des conséquences, des divergences de points de vue, des divisions qui empêchent d’agir.

Prenons un exemple, afin d’en décortiquer les niveaux de lecture et d’action : celui du réchauffement (dérèglement) climatique. Reconnu par la grande majorité de la population comme enjeu majeur de notre temps, il ne peut être compris (au sens de com-prendre, englober, contenir) à lui seul et pour lui seul, de manière isolée. Il représente un phénomène écologique complexe, qui se mesure surtout par agrégation d’indicateurs locaux et par croisement de données. Ainsi, des scientifiques mesurent l’augmentation de la température moyenne sur la surface terrestre et dans les océans. Les progrès de cette connaissance se trouvent résumés et commentés dans les rapports d’évaluation du GIEC sur l’état des connaissances[1]. Les constats, on le sait, sont affligeants. Ces rapports visent à préparer l’action humaine : à la fois celle qui vise à inverser le mécanisme de réchauffement climatique (ou du moins à le limiter), et celle qui vise à s’y adapter. Et là, le travail des scientifiques, climatologues, météorologues et océanologues donnent lieu à des recommandations politiques et sociétales. Des leviers multiples s’offrent à nous, que l’on peut répartir en niveaux ou strates de profondeur.

Les deux premiers niveaux de profondeur découlent du paradigme techno-scientifique. Le premier agit sur les symptômes du réchauffement climatique, en cherchant à compenser les émissions de gaz à effet de serre (GES). Si certaines idées s’apparentent à des techniques d’apprenti sorcier, d’autres amènent des techniques potentiellement utiles. On a ainsi commencé à enfouir du CO² sous la mer du Nord, via d’anciennes plateformes pétrolières.

Le deuxième niveau consiste à miser sur la transition en matière de production énergétique. En installant massivement des éoliennes et des panneaux photovoltaïques, on découple, au moins partiellement, la consommation d’énergie de la production énergétique émettant beaucoup de GES (gaz à effet de serre). C’est utile et nécessaire. De même, en utilisant des agrocarburants, on diminue la demande pétrolière. Mais s’en tenir à ces solutions risque de maintenir les tabous de notre modèle économique, notamment à l’égard de la remise en question de la croissance économique. Pire, le choix de certaines ressources ou technologies (comme les agrocarburants ou les batteries au lithium) renforcent la pression sur d’autres problèmes écologiques ou sociaux.

Un troisième niveau réside dans la limitation effective des émissions de GES, suivant le raisonnement « Ce qui n’est plus produit, ne contribuera plus à réchauffer l’atmosphère ». Cela se traduit par des actions comme l’isolation des bâtiments, l’utilisation de nouvelles techniques de chauffage, l’adoption de véhicules moins polluants, voire d’autres moyens de transport.

Les tenants de la quatrième strate acceptent de renoncer au modèle de l’hyperconsommation. Avons-nous besoin de tel style de vie, avec autant d’espace personnel, de confort, de voyages et de loisirs de consommation ? Cette discussion est de plus en plus présente et donne lieu à des débats passionnants, souvent mus par la capacité ou l’incapacité à donner sens à ces renoncements.

Les cinquième et sixième strates tissent des liens entre l’enjeu climatique et les autres enjeux de notre temps. La cinquième fait le lien avec les autres enjeux écologiques et sociétaux respectivement. La crise climatique est comprise comme une des facettes d’un problème écologique plus large. Une prise en compte de la diversité des enjeux écologiques est dès lors primordiale, tout particulièrement le maintien de la biodiversité et la limitation des pollutions diverses. La recherche scientifique récente tend en effet à démontrer combien les écosystèmes ont un rôle crucial à jouer dans la protection contre le dérèglement climatique et combien leur survie est mise à mal par une multitude de menaces écologiques. La protection de l’océan, dont la santé est cruciale pour l’avenir de la planète et de l’atmosphère, nécessitera la lutte conjointe contre l’acidification, la surpêche et les microplastiques, et la protection des fonds marins, des coraux, mangroves et forêts marines, pour ne citer que ces enjeux.

Quant au sixième niveau, il fait le lien avec les enjeux qui concernent l’écosystème humain et les dynamiques de changement social. Les problèmes climatique et écologique interagissent avec les questions sociales (inégalités et migrations), politiques (retour du tribalisme, montée des extrêmes et fragmentation du paysage politique) et culturels (repli sur l’entre-soi ou encore affrontement des cultures). Les solutions climatiques ne seront durables que si elles intègrent les problématiques sociales. Le « donut », outil développé par Kate Raworth pour Oxfam et fréquemment utilisé par le Centre Avec[2], offre un cadre intéressant pour concilier ces défis car il met en dialogue limites écologiques planétaires et seuils minimaux de droits sociaux fondamentaux.

Enfin, au septième et plus profond niveau arrivent les interrogations fondamentales, sur le sens de notre action, notre manière d’habiter le monde et les images métaphysiques, voire théologiques de notre rapport à la Terre. Par-delà nature et culture (2005), cet essai fondamental de l’anthropologue Philippe Descola, questionne la dichotomie traditionnelle et la distanciation des relations entre humains et non-humains, soulevant plusieurs questions. Comment et pourquoi avons-nous domestiqué, asservi, voire exploité notre environnement ? Qu’est devenu notre rapport à l’espace et au temps ? N’avons-nous pas à décoloniser notre relation au monde, c’est-à-dire à déconstruire la domination que l’humain exerce sur son environnement, pour réintroduire davantage de respect face à ce qui nous dépasse, nous précède et nous accueille en son sein ?

Ce dernier niveau peut se suffire à lui-même en tant que débat d’idées, et bien des philosophes s’en contenteront. Mais il est plus fécond encore lorsqu’il nourrit la cohérence des actions aux autres niveaux. Nous avons besoin de construire une autre relation fondamentale, une phénoménologie de l’interdépendance, radicalement différente de la vision économiste classique mais aussi de l’éthique individualisante, héritée des Modernes. Cet effort pour saisir le sens du monde donne lieu à des courants de pensée particulièrement féconds, capables de nous guider vers un autre vivre-ensemble, articulé autour de notions comme la vulnérabilité, le soin, la sollicitude, la destination universelle des biens, le bien commun ou encore le buen vivir[3]. Telles sont quelques pistes alliant profondeur et concrétude pour nous aider à sortir de la superficialité ambiante. À des niveaux moins enfouis, nous en retrouvons des prémisses dans des mouvements aussi divers que les villes en transition, la démocratie participative, les pédagogies d’intelligence collective, le slow living, l’écoféminisme ou encore, parmi les chrétiens, la génération Laudato si’.

La philosophie offre de réfléchir sur le sens et non-sens de l’existence, mais son rôle ne se limite pas aux questions ultimes. Avec Ludwig Wittgenstein, nous dirions que les différents registres de langage, que nous avons développés en strates, ont chacun leurs défis et leurs règles. Surtout, ils ont besoin de pensées qui les relient au monde. Faisons dialoguer les niveaux de profondeur avec l’épreuve du réel, sa complexité et ce qu’en dit la science. L’engagement dans le monde en sera d’autant plus juste, reliant et durable. On éviterait par la même occasion de se perdre dans des débats trop binaires entre partisans de la révolution et tenants de l’évolution. Pour faire avancer les cultures citoyennes vers les changements nécessaires, aucun niveau n’est à négliger.

Enfin, lorsque le dialogue se complique et qu’il est difficile de prendre du recul à propos des visions et solutions, il pourrait être utile de chercher à écrire une histoire commune. De s’interroger sur la dimension historique des enjeux contemporains : comment en sommes-nous arrivés là ? Un tel récit permettrait peut-être de dégager une marge pour la liberté et l’initiative humaine, nécessaires pour combattre les démons du désespoir, du cynisme et de la naïveté.


[1] Le GIEC, appelé IPCC en anglais, est le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. Il sort des rapports réguliers sur le réchauffement climatique, le dernier en date étant sorti le 20 mars 2023 et est à retrouver sur www.ipcc.ch/assessment-report/ar6/.

[2] Claire Brandeleer, « Le ‘Donut’, nouvelle boussole pour l’humanité », En Question, juin 2019, pp. 15-19.

[3] Courant de pensée d’origine latino-américaine et autochtone de la relation harmonieuse entre humains et nature, et au sein des communautés humaines.