Le 18 mars 2025

Paulo Freire, un pédagogue révolutionnaire  

Paulo Freire (1921-1997), pédagogue brésilien marqué par la foi chrétienne, la théologie de la libération, la philosophie existentialiste[1] et le courant marxiste, insiste sur l’inséparabilité de l’éducation et du politique. À travers l’élaboration de son programme d’alphabétisation et la publication de ses ouvrages, son objectif est de transformer la société en luttant avec les classes défavorisées, qu’il appelle le « peuple » ou les « opprimés », en vue de nous rendre tous libres des situations d’oppression.

crédit : Wikicommons

Comment se fait-il que l’école, censée être une institution favorisant l’égalité des chances entre élèves, faillit à sa mission en reproduisant les inégalités sociales ? Face à cette institution en crise, comment continuer, en tant qu’éducateur, à offrir à chaque enfant la possibilité de s’éduquer et de s’émanciper de sa condition ? Dans son livre La pédagogie des opprimés[3], Paulo Freire (1921-1997) fournit des réponses éclairantes à ces questions, et réussit à nous convaincre que « l’éducation est l’arme la plus puissante pour changer le monde ».

Pierre Bourdieu énonçait en 1964 que « la cécité aux inégalités sociales condamne et autorise à expliquer toutes les inégalités, particulièrement en matière de réussite scolaire, comme inégalités naturelles, inégalités de dons »[4]. Selon lui, quand l’école véhicule l’idéologie du « don »[5] et considère la culture des groupes sociaux dominants comme universelle, elle maintient la violence symbolique qu’elle exerce sur les dominés et nous autorise à fermer les yeux sur les difficultés éprouvées par de nombreux enfants et familles qui ne maîtrisent pas les codes scolaires. C’est donc pour éviter toute indignation chez les dominés, et pour qu’ils deviennent même complices inconscients de la domination qu’ils subissent, que l’école fait croire à chaque élève que s’il est en échec, c’est qu’il n’est simplement pas « doué » pour les études[6]. Les travaux de Bourdieu, encore confirmés et utilisés comme référence par les sociologues d’aujourd’hui, rejoignent les propos de Paulo Freire. Conscient de la domination imposée par le régime scolaire, Freire développe une pédagogie alternative aux accents révolutionnaires.

La tâche des opprimés face au processus de déshumanisation

Pour mieux discerner les défaillances de l’institution scolaire, et faire comprendre le sens de son approche pédagogique, Freire rappelle que notre système éducatif est le produit de la société qui, par ses formes d’organisations sociales, engendre selon lui des situations d’oppression. Ces situations, maintenues par la classe dominante, empêchent le développement de notre vocation, « l’être plus », en instaurant une nouvelle voie, déshumanisante, celle du « moins-être ». Ainsi, les oppresseurs se considèrent comme les seuls véritables êtres humains. Ils estiment que l’ensemble des biens de ce monde leur appartient et que ces possessions ne constituent nullement un privilège : elles relèvent selon eux d’un droit inaliénable, qu’ils ont conquis par leurs efforts et leurs prises de risque. Si les autres ne possèdent pas, c’est juste qu’ils seraient paresseux et jaloux, voire ingrats envers leurs gestes généreux.

Pour Freire, la tâche humaniste et historique de l’humanité consiste donc à rétablir la véritable vocation de chacun en (se) libérant des situations de domination. Pour lui, cette tâche doit être accomplie par les opprimés : en effet, « qui, mieux que les opprimés, peut être préparé à comprendre la signification terrible d’une société oppressive ? Qui, mieux qu’eux, peut saisir la nécessité de la libération ?  Personne, et c’est pourquoi Freire déclare que leur lutte consiste à se libérer et que, ce faisant, celle-ci libère leurs oppresseurs. Par son caractère pédagogique, cette lutte, véritable acte d’amour opposé au mépris violent des oppresseurs, doit permettre au peuple de découvrir que sa condition et celle de ses oppresseurs sont des manifestations de la déshumanisation.

Se libérer par la praxis révolutionnaire

Freire souligne toutefois la difficulté de cette tâche, qui tient à la dualité existentielle des opprimés : tout dominé recèle, à côté de sa volonté d’émancipation, une part de lui-même qui adhère à la structure établie par le dominant. Du fait qu’il imite l’oppresseur et adhère à l’idéologie de celui-ci, sa conscience en tant que personne et en tant que membre de la classe opprimée est obscurcie. L’autorité de l’oppresseur reste bien souvent imprimée dans la psychologie des opprimés, et tant qu’ils n’en sont pas conscients, ils s’adaptent à leur non-liberté en réagissant de manière fataliste à leur situation concrète d’oppression, ou en s’auto-dénigrant face aux oppresseurs, qui restent à leurs yeux un modèle à suivre. C’est pour cette raison qu’à force d’entendre qu’ils sont incapables à l’école, ils finissent par se convaincre de leur incapacité en faisant souvent preuve de docilité envers les enseignants, qu’ils considèrent comme « savants ».

La tâche est d’autant plus ardue qu’elle nécessite non seulement une prise de conscience du peuple quant à sa condition, mais demande aussi qu’il s’éduque à la praxis de la lutte.La praxis n’estni une forme d’activisme coincé dans des slogans, ni un dilettantisme de paroles vides, mais combine action et réflexion, théorie et pratique, et vise la transformation du monde. 

Lutter avec le peuple par le dialogue

Pour Freire, les oppresseurs et les opprimés se libèrent ensemble. La praxis révolutionnaire ne peut donc pas se faire sans l’aide d’anciens oppresseurs qui, par l’abandon de leur mentalité bourgeoise, acceptent de faire l’expérience d’une nouvelle naissance aux côtés des opprimés, pour adopter une nouvelle façon d’être et ne plus jamais agir ni vivre comme avant. Pour être un allié des opprimés, il ne suffit donc pas de venir en aide à quelqu’un : il faut aussi adopter une attitude radicale en transformant son comportement possessif en actes d’amour. La vraie solidarité se bâtit en effet lorsque l’on cesse de vouloir imposer sa parole pour s’engager à communiquer et construire une relation de confiance avec le peuple. C’est en le côtoyant qu’il est possible de prendre conscience avec lui des situations d’oppression et de s’engager avec amour pour sa cause.

La solidarité et la communion avec le peuple doivent prendre racine dans le dialogue, qui est une exigence radicale de toute éducation révolutionnaire authentique. Plus tôt commencera le dialogue, plus tôt la révolution aura lieu, avec les opprimés comme sujet. En se fondant sur l’humilité, l’espoir et un profond amour envers le monde et les êtres humains, le dialogue instaure une confiance mutuelle, qui permet de s’interroger ensemble sur tous les mythes dont les élites se servent pour exercer leur domination. Un des mythes de l’idéologie oppressive concerne l’absolutisation de l’ignorance, qui consiste à considérer sa classe sociale comme étant celle qui sait, et la classe des opprimés comme étant celle des ignorants absolus. Ce mythe donne aux oppresseurs le droit de dicter ce que les personnes plus vulnérables doivent faire, lesquelles, comme déjà évoqué, se jugent bien souvent elles-mêmes comme des êtres ignorants.

La pédagogie libératrice, opposée à la conception bancaire de l’éducation

C’est donc pour permettre de déconstruire tous ces mythes et pour accéder à ce dialogue critique et libérateur avec les personnes précarisées que Freire développe sa pédagogie, qui se veut libératrice, et doit s’élaborer en opposition à la conception « bancaire » de l’éducation. Le terme de conception « bancaire » est utilisé par l’auteur pour décrire les relations de narration entre éducateur et élève : en transmettant son savoir sous forme de dépôt, l’éducateur oblige son élève à l’archiver par une mémorisation mécanique du contenu narré. La passivité lui est imposée, sans aucune possibilité de créativité ni transformation. En devenant une sorte d’automate, l’élève « n’est plus », au sens où il ne prend plus part à sa vocation d’être humain, et s’adapte naïvement aux situations d’oppression.

L’éducation libératrice, quant à elle, croit au pouvoir créateur de l’être humain, en prenant en compte le caractère historique et inachevé de celui-ci. L’éducateur problématise les situations vécues et, par le dialogue, rejoint l’élève en tant que chercheur critique. L’importance du dialogue prend tout son sens dans l’éducation : en cherchant à énoncer la véritable parole, l’éducateur et l’élève se consacrent à la praxis révolutionnaire, qui aboutit à une synthèse culturelle et un enrichissement commun. Cette synthèse, qui s’oppose à l’invasion culturelle, résout la contradiction entre la vision du monde des dominants et celle du peuple, et transforme le monde en humanisant l’être humain de façon permanente.

Concevoir un programme éducatif par une recherche thématique

Selon Freire, le point de départ du processus de l’action de synthèse culturelle consiste à établir un programme général dans lequel le peuple peut se retrouver, et dont il ne se sentira pas exclu. Bien souvent, les éducateurs ou les politiques, biberonnés au mythe de l’absolutisation de l’ignorance, adoptent un programme qui correspond seulement à leur vision du monde. Leur langage est un énième discours, aliéné et aliénant, qui ne colle pas à la situation concrète des femmes et des hommes à qui ils s’adressent.

Pour construire un programme éducatif commun, il est nécessaire de mener une recherche thématique : après avoir réalisé des conversations informelles avec le groupe des apprenants, l’objectif est de rechercher des thèmes générateurs, qui serviront de contenu au programme et de levier vers une prise de conscience et une compréhension critique de la réalité. Un thème central, très souvent identifié par Freire, concerne le concept de culture. En partant directement de ce concept, les participants peuvent expliciter leur niveau de conscience de la réalité, et évoquer par la suite d’autres aspects de leur vécu qui sont appréhendés avec un esprit de plus en plus critique. Ces débats dévoilent au fur et à mesure d’autres thèmes, qui fournissent à leur tour des éléments au programme éducatif. Cette façon de procéder permet à chacun de dépasser son expérience individuelle concrète pour parvenir à la conscience d’une réalité plus globale du monde et de ses enjeux. Ces nouvelles perceptions et connaissances autorisent le groupe à appréhender la réalité autrement et aboutissent à de nouvelles possibilités d’action et d’engagement pour se libérer des situations d’oppression.

Retrouver espérance et foi dans l’éducation

La théorie de l’action dialogique développée par Paulo Freire exige avant tout d’entrer en communion avec le peuple, une communion qui n’existe que si « l’action révolutionnaire est réellement humaine, donc sympathique, aimante, communicante, humble, afin d’être libératrice »[7]. C’est par cette union et par une praxis commune que les opprimés peuvent nous libérer des situations d’oppression. Alors que nous sommes aujourd’hui confrontés, en tant que professionnels de l’éducation, à de nombreux enfants grandissant dans des familles démunies et étrangères à la culture scolaire dominante, la pédagogie de Freire nous offre une possibilité d’interroger nos certitudes. Nous devons apprendre à ne pas considérer nos méthodes d’éducation et nos codes scolaires comme des modèles absolus, mais accepter de remettre en question nos propres représentations culturelles afin de favoriser l’instauration d’une relation d’écoute et de confiance avec nos élèves et leurs familles. Par le dialogue et l’enrichissement mutuel, il est possible de mettre en place un programme et des méthodes éducatives qui font sens. Outre le fait de s’inspirer des pratiques éducatives de Freire dans nos écoles, gardons bien à l’esprit que sa pédagogie se veut avant tout révolutionnaire : elle nous incite à transformer l’institution scolaire afin qu’elle devienne, non plus un lieu de reproduction des inégalités sociales, mais un lieu émancipateur qui favorise l’égalité des chances, et permet à chaque élève de prendre conscience des réalités du monde et de s’engager pour une société plus juste et égalitaire.


[1] L’existentialisme considère chaque individu comme un être unique maître de ses actes, de son destin et des valeurs qu’il décide d’adopter. 

[3] Paulo Freire, La pédagogie des opprimés, Agone, 2023.

[4] Manon Legrand, « Dans le berceau des inégalités », revue Éduquer, n°151, février 2020.

[5] L’idéologie du don est l’idée selon laquelle certains enfants seraient naturellement « faits pour les études » tandis que d’autres seraient plus « manuels ».

[6] Voir le chapitre « Comprendre les inégalités scolaire » dans Hugues Draelants, Branka Cattonar, Manuel de sociologie de l’éducation, De Boeck Supérieur, 2022.

[7] Paulo Freire, op.cit., p. 222.