Le 16 mars 2023

Notes d’Ellul à ceux qui contemplent le désastre

Jacques Ellul (1912-1994), juriste, théologien et théoricien de la culture, s’est très tôt inquiété de la multiplication des machines dans notre quotidien. À l’heure où les smartphones sont devenus notre troisième main, peut-être relire cet auteur s’avèrera-t-il salvateur.

crédit : Jacques Ellul – wikicommon

Un paradoxe hante la modernité : le paradoxe de l’indifférence. Car nous sommes d’accord sur une chose : est concerné celui qui est responsable. Tel est d’ailleurs l’argument principal en faveur de la propriété privée depuis Aristote : je ne m’inquiète d’une chose que si elle m’a été confiée. Et ce qui est à la charge de tous et toutes périclite faute de référent. Ainsi le penseur grec écrit-il dans La Politique : « on porte très peu de sollicitude aux propriétés communes ; chacun songe vivement à ses intérêts particuliers, et beaucoup moins aux intérêts généraux». Mais Aristote vivait dans un certain monde : celui de l’humain limité. Ce qui était alors à notre portée se cantonnait aux circonstances qui jalonnent la vie d’une personne, d’une famille, à la rigueur d’une cité, mais la majorité d’entre elles échappaient à notre contrôle, et les règles qui régissaient le monde, en ce compris à l’échelle morale et politique, ne dépendaient pas de nous ; « il en est de l’Univers comme dans une famille où il est le moins loisible aux hommes libres d’agir par caprice, mais où toutes leurs actions (…) sont réglées » (Métaphysique). L’argument aristotélicien en faveur de la propriété privée est donc ancré dans un constat général sur l’impuissance inhérente à notre condition : l’immense majorité des choses ne dépendent pas de nous, et mieux vaut dès lors se concentrer sur sa besogne personnelle, car, au-delà de cette sphère, le constat de notre infécondité aura tôt fait de justifier toutes les démissions.

Telle n’est pas notre situation. A l’heure de l’anthropocène – ce moment de l’histoire géologique où l’activité humaine s’observe massivement dans les sédiments superficiels de la couche terrestre –, la nature est entre nos mains. Sans doute ne pouvons-nous pas changer les lois fondamentales de la physique, mais le devenir de la biosphère dépend bien de notre comportement, ne fut-ce qu’au niveau de cette simple question : allons-nous, oui ou non, utiliser la bombe atomique ? Les modernes que nous sommes sont donc responsables de la terre. L’histoire biologique et technologique nous a confié les êtres vivants, et nous ne pouvons plus nous cacher derrière notre insignifiance pour nous désengager de cette totalité. Car Aristote pardonnait ses fautes à l’inconscient dans une réalité où l’ignorance était notre condition naturelle, mais il prenait soin de dire : « si (…) c’est par mûre délibération qu’un homme a causé un tort, il agit injustement » (Ethique à Nicomaque). Eh bien nous voici : nous sommes cette humanité délibérante qui n’ignore rien, ni du désastre écologique, ni de la façon de l’interrompre, mais continue à l’alimenter, avec une curieuse, cynique, effroyable indifférence. D’où vient alors l’apathie contemporaine, si pourtant nous avons tout ce qu’il faut pour être concernés par la catastrophe en cours ? Un homme a répondu à cette question. Son nom était Jacques Ellul.

La Technique comme système

On répète souvent que la technique est neutre, et que les humains en font un usage soit bon, soit mauvais. En cela, il suffirait de saisir l’ensemble des formidables technologies existantes afin de réaliser l’utopie dont nous rêvons toutes et tous : une société libre, abondante et pacifiée. Voilà un fantasme qui a hanté Karl Marx, Herbert Marcuse, et jusqu’à Hannah Arendt, pourtant si sceptique à l’égard des promesses communistes. La politologue déclare : « L’avancée des sciences naturelles et de leurs technologies a ouvert des possibilités qui rendent très probable que, dans un futur proche, nous serons capables de gérer tous les enjeux économiques sur des bases techniques et scientifiques, en dehors de toute considération politique » (Thinking Without a Banister). C’est qu’Arendt n’a pu s’émanciper du modèle de la cité grecque, où le citoyen était libre parce que l’esclave portait la charge du travail. Remplaçons alors les esclaves par des machines, et nous serons tous autonomes !

Ellul a passé sa vie à dénoncer cette chimère. Son argument fut le suivant : la Technique, avec un grand ‘T’, n’est plus un outil, elle est un système. Je ne suis pas face à des instruments qu’il m’est loisible d’utiliser ou de laisser inertes ; en réalité, la Technique fonctionne par défaut, et selon sa propre logique. Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’en « toutes choses » on recherche désormais « la méthode la plus efficace » (La technique ou l’enjeu du siècle). Ellul n’a donc pas en tête une réalité essentiellement matérielle, mais bien une image mentale. La société technicienne est la société où la priorité est donnée à l’efficacité, et c’est dans un second temps que ce choix tacite sélectionne nécessairement les automates particuliers qui répondront à l’impératif productiviste. La lectrice attentive voudra ici demander : efficacité en regard de quel but ? Et Ellul répondrait : aucun. C’est là l’essence de la Technique : elle est pur moyen, et si, après le poêle, la calèche et le mousquet ont existé le radiateur, la voiture et le AK-47, c’est que ceux-ci fonctionnent mieux que leurs prédécesseurs.

Ainsi est-il faux pour Ellul de juger la Technique neutre. La Technique a déjà choisi son camp : elle sert l’efficace, et se constitue en structure car cela répond à son principe. Bien sûr, l’auteur ne nie pas que cette efficacité soit nécessaire dans de nombreuses situations, mais il constate que ce souci, d’abord humain, s’est en quelque sorte extériorisé : la Technique agit désormais d’elle-même en vue de son auto-accroissement. C’est l’avènement du système technique : un ensemble d’objets interreliés qui se renforcent les uns les autres afin que la puissance globale augmente, dans une production brute d’effets sans desseins. Que celui qui a, ce matin, ouvert sa voiture avec son smartphone, démarré son moteur par commande vocale et rejoint l’embouteillage le plus proche guidé par la voix robotique de son GPS ose dire qu’il est encore capitaine d’un navire qui, de toute évidence, vogue désormais selon ses propres caprices.

Touristes dans nos villes

Dans une interview menée par Xavier de La Porte, l’architecte Sénamé K. Agbodjinou fait une déclaration étonnante à propos du numérique. «Les technologies, dit-il, ont l’air de divorcer de quelque chose qui jusque-là allait de soi, et qui est que les outils étaient au service du social. Avec les technologies du digital, la τέχνη[1] semble glisser de son socle social et ambitionner de devenir du social en soi, c’est-à-dire que la technologie abandonne la logique de service et se fait un monde autonome que les humains peuvent explorer». Par social, comprenons ici l’ensemble des activités nécessaires à la vie en société (administration, commerce, transports, etc.). Les outils connectés, déclare donc Agbodjinou, ne facilitent plus cette organisation, ils sont cette organisation. La seule occupation qui nous reste consiste à explorer la Technique. On songera à cette femme qui a quitté sa ville natale, où elle mangeait chez Pizza Hut, se déplaçait en Uber, se dépensait chez Basic Fit et s’accordait un break au Starbucks pour, peut-être de l’autre côté de la planète, manger chez Pizza Hut, se déplacer en Uber, etc. Il faut se rendre à l’évidence : nous n’utilisons plus les techniques pour voyager ; nous voyageons pour explorer la modernité technique. Le mode d’existence qui nous est réservé est celui du touriste, à qui on a ôté jusqu’au dépaysement. Et, par-dessus le marché, le point culminant de l’efficacité a pris la même forme dans toutes les régions du globe : la consommation gargantuesque de marchandises identiques.

Images en haute résolution

On conviendra que la Technique n’est pas un environnement souhaitable. Alors pourquoi la tolérons-nous ? Réponse d’Ellul : parce qu’elle n’est pas uniquement extrêmement cohérente et étendue, elle s’impose comme solution. Nous l’avons dit : si la Technique triomphe, c’est que l’être humain a déjà accepté le primat de l’efficacité. Mais ce primat, dit Ellul, n’est pas institué n’importe comment ; il l’est par la vision. Car le technicien, l’habitant de la société technicienne, est essentiellement un être qui regarde, à défaut d’écouter : il saisit le réel en le balayant des yeux, et le synthétise en un tout homogène, figé, stable, non-problématique. L’image, rappelle Ellul, domine l’instant : elle «nous donne toujours ce sentiment d’actualité, de présence, d’immédiateté» (La parole humiliée). En d’autres termes, l’image, telle une idole triomphante, nous met face à un environnement perçu comme fait évident, non-questionnable ; un gigantesque « c’est ainsi ». Et c’est précisément de cette évidence dont la Technique se nourrit, elle qui se déploie, orgueilleuse, sous notre œil approbateur.

Ne faisons pas trop vite à Ellul un procès en calvinisme : sa critique des images mérite d’être à nouveau entendue dans nos sociétés des écrans. Lorsqu’il écrit : « pour se développer, la technique a principalement besoin d’un homme visuel», il faut se rappeler ce que nous sommes devenus à l’heure des réseaux sociaux : des êtres occupés à scroller les 50 nuances de catastrophes qui se déroulent autour de nous, sans broncher. C’est ici que nous retrouvons l’apathie dont nous parlions au début de cette méditation : les images qui défilent devant nos yeux arrangent le monde de façon à ce qu’il soit perçu comme ordonné. Certes, des personnes meurent sous la canicule et les guerres font des ravages. Néanmoins, cela est filmé, traité, documenté et clairement présenté. Nul doute, dès lors, que cela est sous contrôle. On pensera aux contenus Netflix, qui deviennent la note de bas de page de toutes nos conversations, pour saisir ces propos d’Ellul : « [l]’image n’est pas seulement la projection devant moi d’un fragment de réalité. Elle n’est pas seulement séquence que je suis contraint de suivre. Elle est vraiment construction de la réalité, ce qui produit pour moi une explication suffisante ». L’image ne fait pas que montrer ; elle résout du même mouvement les tensions de l’existence. Ne parle-t-on pas, à ce propos, de photos en haute résolution ?

Révolution non-puissante

Nous voici donc revenus à la situation des Grecs : nous sommes face à un cosmos auto-suffisant, le système technicien, contre lequel il semble vain de se révolter. Nous n’avons de sollicitude qu’envers les tracas du quotidien, et peut-être la paix de l’âme, seuls domaines où nous conservons quelque influence. La Technique est, et en cela mérite qu’on la laisse poursuivre sa fascinante extension. Curieusement, Ellul ne rejette pas en bloc les intuitions de ce narratif. Car il ne s’agit pas pour lui d’opposer un système à un autre, mais bien de décroître, de refuser les assignations à l’hyper-productivité. Localement, au sein de communautés anarchistes, nous devons poser le choix de la non-puissance, « la renonciation à faire tout ce que l’on pourrait faire » (Chastenet, Introduction à Jacques Ellul). C’est en nous retirant du jeu de la Technique, en nous abstenant d’obéir, encore une fois, à l’impératif d’efficacité, en acceptant l’imperfection de notre situation sans vouloir à tout prix y remédier, que nous sommes réellement en révolution. On lira dans la Bible, fidèle compagnonne du Gascon, le principe iconoclaste par excellence : « tu n’ensemenceras pas ton champ, tu ne tailleras pas ta vigne (…) ce sera une année sabbatique pour la terre » (Lévitique 25, 4-5).


[1] Technè : Mot grec désignant la maîtrise théorique et pratique d’un domaine particulier, comme la lutherie, traduit généralement par « art » ou « technique ».