Le 04 décembre 2023

Emmanuel Mounier : la crise et son fondement spirituel

La vie trop brève d’Emmanuel Mounier tient tout entière dans la première moitié du 20e siècle (1905-1950). Philosophe porté par une foi chrétienne ardente, il crée, en 1932, la revue Esprit autour de laquelle il rassemble des groupes d’amis dans différentes villes de France. Jacques Lefrancq était son correspondant à Bruxelles. Dans la biographie qu’il lui a consacrée, Jean-Marie Domenach, son successeur à la direction d’Esprit, le décrit comme un méditatif qui se jette dans l’action, un penseur militant, un rassembleur d’idées et un rassembleur d’hommes.

Emmanuel Mounier (1905-1950), philosophe français, fondateur de la revue "Esprit", en 1932 · Crédit : © Roger-Viollet
Emmanuel Mounier (1905-1950), philosophe français, fondateur de la revue « Esprit », en 1932 · Crédit : © Roger-Viollet


Nous entendons, parfois jusqu’à la nausée, que notre société est en crise. Le tableau n’était pas différent dans les années 1930, le dérèglement du climat et de la biodiversité mis à part. Mounier perçoit dans le désastre de 14-18 et la Grande Dépression consécutive au krach de Wall Street, en 1929, « une causalité d’ordre spirituel tenant aux choix anthropologiques à la base de la vie collective ». La crise vécue par sa génération est économique et sociale, avec son lot de chômage et de pauvreté. Elle est politique. L’instabilité règne tant en France qu’en Belgique. Entre 1930 et 1940, la Belgique a connu 11 gouvernements. Le parlementarisme est critiqué. La démocratie est ébranlée, prise entre le nazisme, le fascisme et le communisme stalinien. L’universalisme se heurte à la montée du nationalisme. Dans ce climat, le premier éditorial de la revue Esprit « tombe comme la foudre d’un ciel clair », commentera Domenach. Mounier ne déviera jamais du constat qu’il fait alors : « Notre action politique est donc l’organe de notre action spirituelle, et non l’inverse. Il n’y a pas une technique des besoins et par-dessus, inopérantes, des mystiques de la cité. Il n’y a pas une technique du gouvernement et par-dessus, inopérante, une religion invisible de l’esprit. Le spirituel commande le politique et l’économique. L’esprit doit garder l’initiative et la maîtrise de ses buts, qui vont à l’homme par-dessus l’homme, et non au bien-être ». Le coup de foudre a donné naissance au personnalisme.

« C’est parce qu’il a d’abord affirmé la transcendance qu’il pourra plonger dans l’histoire sans s’y perdre », a écrit Jean Lacroix. A posteriori, Mounier se faisait la réflexion : « À chaque coup, nous (Esprit) avons choisi, au lieu de biaiser. […] 6 février 1934. La guerre d’Espagne. Le Front populaire. Munich. Vichy ». Précisons : la revue Esprit a soutenu les forces de gauche en 1934 (manifestation anti-parlementaire de la droite et de l’extrême-droite, le 6 février, faisant 15 morts), les républicains espagnols, le Front populaire en 1936, et elle a dénoncé Munich en 1938 et Vichy en 1941. Mounier en a tiré un enseignement sur l’engagement et le choc brutal de l’événement : « L’épreuve même de ces choix nous éclairait sur le vrai sens de l’engagement spirituel ».

Mais qu’entendait Mounier par « l’homme par-dessus l’homme » ? Le personnalisme développe une notion riche de la personne humaine et de ses rapports au monde. Le souci premier est de décentrer l’individu dans un mouvement vers autrui. « On pourrait presque dire, écrit Mounier, que je n’existe que dans la mesure où j’existe pour autrui, et à la limite être, c’est aimer ». La personne est en tension permanente entre mouvement vers autrui et vie intérieure, entre d’une part recueillement, silence et ralentissement, et d’autre part présence au monde, action et engagement. L’homme spirituel est un homme qui ne sépare point et ne se sépare point. L’homme spirituel est-il anti-matérialiste ? Non, Mounier donne raison aux marxistes qui défendent les justes besoins matériels de la classe ouvrière. « Ce peuple gronde : regardez les feuilles de paye avant de dénoncer le matérialisme » (numéro 1 d’Esprit, octobre 1932). Mais, « la primauté du matériel est un désordre métaphysique et moral ». Il donne tort aux marxistes qui voient dans l’économie « l’infrastructure », le fondement de la société. Pour Mounier, l’infrastructure, c’est le spirituel. Et nous n’avons pas à apporter le spirituel au matériel, il y est déjà. Notre tâche est de l’y découvrir. Simone Weil ne disait pas autre chose : « La spiritualité n’est pas quelque chose de supérieur à la vie concrète. Elle est dans la vie, dans la confrontation avec la souffrance, avec la joie, avec la beauté ».

Aller vers l’autre, pour Mounier, c’est d’abord aller vers les pauvres et les plus fragiles. Jeune, il a participé aux activités de la Conférence Saint Vincent de Paul. Ses écrits de 1949 et 1950 – Domenach en témoigne – illustrent sa fidélité dans l’engagement en leur faveur : « Mon Évangile est l’Évangile des pauvres ». Ou bien : « Quiconque ne ressentira d’abord la misère comme une présence et une brûlure en soi nous fera des objections vaines et des polémiques à faux ». Ou encore : « Le chrétien ne quitte pas le pauvre, le socialiste n’abandonne pas le prolétariat, ou ils parjurent leur nom ». De nouveaux « prolétariats » surgissent aujourd’hui : outre les pauvres encore et toujours, les précarisés, les migrants laissés à la rue, des personnes âgées, des personnes avec un handicap ou en souffrance psychique. Chez Mounier, commente Domenach, le spirituel ne peut se détacher de la pauvreté, c’est-à-dire de la peine et des luttes de l’humanité. Ainsi doit s’opérer le lien d’une attitude spirituelle et d’un engagement total. Dialecticien opiniâtre, Mounier lutte contre la pauvreté et contre la richesse, celle qu’un capitalisme débridé accumule aux mains de quelques-uns. Il lutte sur les deux fronts : « résorber la misère et inventer en même temps, au sein de la société d’argent, une vie libre, légère, joyeuse » (Domenach). En effet, quel est « le besoin vrai des hommes ? » Faut-il miser sur un autre style de vie ? Mounier en avait l’intuition, nous en avons aujourd’hui davantage conscience : le marché est autiste. Il crée, outre de profondes inégalités, un mécanisme consumériste compulsif.

Le personnalisme, c’est vivre publiquement l’expérience de la vie personnelle. C’est vivre et assumer la tension permanente entre vie intérieure et mouvement vers autrui. C’est s’engager dans le « mouvement de personnalisation ». L’homme, qui est plus que l’homme, est porté par un élan vers l’avenir. Sa foi, religieuse ou humaniste, le motive à s’engager. Notre société a atteint un point où la quête de sens et le souci des valeurs deviennent les questions centrales. Les jeunes générations y sont particulièrement sensibles. La perte du sens de soi-même et le sentiment d’être étranger au monde mènent à la dépersonnalisation, que des puissances économiques renforcent et exploitent.

Pour Mounier, l’existence est action. La personne existe comme acte, comme choix et souvent comme protestation : être, c’est aussi s’affirmer, savoir dire oui, savoir dire non. C’est par l’action que nous modifions la réalité extérieure, que nous nous formons, que nous nous rapprochons des autres et que nous enrichissons notre univers de valeurs.

L’action doit répondre à quatre exigences. Mounier s’inspire des Grecs anciens. La première exigence est le faire, l’action sur les choses, dont le but est de dominer et d’organiser une matière extérieure. L’économie, les sciences appliquées et l’industrie tombent sous cette catégorie. Sa fin et sa mesure sont l’efficacité. Mais l’homme ne peut s’en contenter. Il cherchera dans le faire sa dignité et la fraternité de ses camarades. « L’économie ne peut résoudre définitivement ses problèmes que dans les perspectives du politique qui l’articule à l’éthique ». La deuxième exigence, c’est l’action éthique. Celle-ci vise « à former l’agent, son habileté, ses vertus, son unité personnelle ». Elle a sa fin et sa mesure dans l’authenticité. « Technique et éthique sont les deux pôles de l’inséparable coopération de la présence et de l’opération chez un être qui ne fait qu’en proportion de ce qu’il est, et qui n’est qu’en faisant ». La troisième exigence est l’action contemplative. « Cette part de notre activité qui explore les valeurs et s’en enrichit en étendant leur règne sur l’humanité. […] Sa fin est perfection et universalité ». Enfin, l’action a une nécessaire dimension collective. « Communauté de travail, communauté de destin ou communion spirituelle sont indispensables à son humanisation intégrale ». La revue et les groupes « Esprit » sont une œuvre collective. Telle est l’étendue totale de l’action. Tels sont les mots de son dernier livre Le personnalisme (1949), publié peu avant sa mort. « Aucune action n’est saine et viable qui néglige tout à fait, à plus forte raison qui repousse, ou le souci de l’efficacité, ou l’apport de la vie spirituelle ». Un avertissement pour nous, au moment où « la vie sur terre est en état de siège ».

Mounier craint la pensée en chambre. Une théorie de l’action prendra corps dans un engagement concret. Face aux défis de notre monde, il faut choisir, ne pas biaiser, consentir à l’impureté, « se salir les mains ». Nous ne nous engageons jamais que dans des combats discutables sur des causes imparfaites, constatait-t-il. Au moment de nos engagements, personnels et collectifs, et notamment du choix de nos représentants dans les assemblées législatives, souvenons-nous de Mounier : « l’action ne saurait sans se déséquilibrer se donner une base plus étroite que celle qui va du pôle politique au pôle prophétique. L’homme d’action accompli est celui qui porte en lui cette double polarité ».

Michel Winock, le « biographe » d’Esprit, parle, à propos de la génération de Mounier, de « jeunes en colère qui se sentent confirmés dans leur diagnostic : le monde qu’on disait prospère, était bien cassé ». La colère des jeunes d’alors résonne avec celle des jeunes d’aujourd’hui. La vie et l’œuvre d’Emmanuel Mounier sont un phare dans l’obscurité. Son appel à une « révolution spirituelle » est en phase avec la « conversion écologique » à laquelle appelle le pape François dans Laudato si’. « La crise écologique est une manifestation extérieure de la crise éthique, culturelle et spirituelle de la modernité » (Laudato si’, §119). Et le pape de nous appeler à agir pour sauvegarder notre maison commune. Il renouvelle cet appel avec plus d’urgence encore dans Laudate Deum, sa dernière exhortation à toutes les personnes de bonne volonté.