Le 18 mars 2024

A-t-on besoin d’une théologie africaine ?

Comment le christianisme se positionne-t-il en Afrique ? Est-il possible que les pays africains se réapproprient cette religion, alors qu’elle fut d’abord imposée par les colons européens ? Quelques réflexions sur les enjeux de la théologie africaine, en écho à une soirée organisée sur ce thème en novembre 2023 par le collectif Bâtir le Bien Commun[1].

crédit : Rohan Reddy - Unsplash
crédit : Rohan Reddy – Unsplash

« Que de fois […] le missionnaire n’a-t-il pas préféré l’amitié et le prestige de puissants athées à ceux de croyants africains chrétiens ou non ! », accusait Alioune Diop en 1956. Cet intellectuel et militant sénégalais dénonçait le recours des missionnaires chrétiens européens à la structure coloniale pour évangéliser la population noire[2]. En réponse au monopole du catholicisme par un clergé blanc, Diop initia une réflexion sur la spécificité de la vie chrétienne africaine. Cette tâche s’est peu à peu concrétisée dans ce qu’on nomme désormais la « théologie africaine ».

La tâche de la théologie africaine  

Comment percevoir la tâche qui s’impose à la théologie africaine ? Pour répondre à cette question, reprenons un débat qui s’est déroulé dans les années 1960 entre le chanoine Alfred Vanneste, alors Doyen de la Faculté de Théologie de l’Université Lovanium de Kinshasa, et l’abbé Tharcisse Tshibangu. Bien qu’il soit ouvert aux discussions théologiques, Vanneste défend la construction d’une « vraie théologie » fidèle à sa vocation universelle, consistant à retrouver la vérité révélée dans sa pureté originale. La théologie ne peut donc pas, défend-il, se revendiquer d’un lieu et d’un temps, et l’Afrique postcoloniale ne fait pas exception. A contrario, Tshibangu prône une théologie de « couleur africaine ». À ses yeux, la mission qui s’impose au théologien est celle de l’adaptation du christianisme au système de pensée africain, ce qui exige l’examen critique de la culture par laquelle l’Évangile a été communiqué et la recherche des traits caractéristiques de la culture négro-africaine, marquée selon lui par un recours spontané à la foi, par la facilité à admettre et respecter le mystère, et par une confiance dans les facultés de connaissance sensible et intellectuelle.   

Dans son ouvrage Le christianisme : une affaire africaine ?[3], Jean Isidore Nkondog rejette ces deux extrêmes.Selon lui, parler d’une philosophie exclusivement africaine à la manière de Tshibangu est exagéré, et risque de réduire l’identité africaine à des traits figés et stéréotypés. Quant à Vanneste, il semble prêcher une conception erronée de l’universalité, qui s’apparente à l’éternelle imitation du cadre conceptuel occidental. Ben Kamuntu[4], activiste congolais avec lequel nous avons réfléchi à cette question, rappelle que ces deux auteurs situent leurs réflexions dans une période post-coloniale, sans s’interroger sur la place de la théologie africaine avant l’arrivée des colons. Dieu était-il absent d’Afrique avant l’apparition de la religion chrétienne ? Ce n’est pas l’avis de Ben Kamuntu, qui insiste sur l’importance de penser le Christ en réhabilitant les conceptions de Dieu issues des cultures autochtones. 

De l’inculturation au métissage 

En vue de proposer des alternatives aux deux visions susmentionnées, Nkondog cite plusieurs théologiens africains qui défendent la nécessité d’ « inculturer » le christianisme. Le principe d’inculturation implique l’adaptation de l’annonce de l’Évangile à une culture donnée, sans pour autant être synonyme d’une simple coloration folklorique des liturgies. L’inculturation se caractérise par son orientation vers l’action et par son caractère inachevé. Elle désigne en effet un processus d’appropriation et de renouvellement constant du message de Jésus, à chaque époque et dans chaque culture. En outre, elle n’a de sens que si elle invite à l’action concrète, à l’écoute des appels du monde.  

Pour Nkondog, l’inculturation devrait s’appliquer à tous les domaines de la vie de l’Église. Il cite à ce propos l’exemple des dogmes catholiques, qui sont incompris dans de nombreux pays africains et forment des obstacles à la foi. Tandis que lors du concile Vatican I en 1870, le dogme est surtout considéré comme l’affirmation d’une vérité révélée, la distinction entre sa valeur universelle et ses formulations particulières par les théologiens modernistes permettra de l’inscrire dans une histoire et une langue en constante évolution. Une telle distinction ouvre la possibilité d’envisager de nouvelles expressions locales du dogme en tenant compte du changement des mentalités et habitudes, tout en préservant l’unité de la foi. Ce pluralisme théologique, doctrinal et liturgique serait non seulement souhaitable, mais indispensable, insiste Nkondog, afin d’assurer l’avenir de l’Église dans les pays non occidentaux. Comment, en effet, préserver le feu de l’Évangile en continuant à prêcher des doctrines dont l’expression s’enracine dans des idées et des mots étrangers à la culture des fidèles ?  Malgré cette urgence, se désole-t-il, beaucoup de membres du clergé préfèrent s’en remettre à la sécurité du langage officiel, alors qu’il ne parle pas aux assemblées.

Pour procéder à l’inculturation du christianisme, Nkondog propose de s’appuyer sur la praxis chrétienne, qui consiste à développer une théologie pratique à partir des situations concrètes de la population locale. Une intuition qu’il reprend au théologien camerounais Jean-Marc Ela, qui parle d’une théologie « sous l’arbre ». Cette théologie, dit Ela, « s’élabore loin des bibliothèques, dans le coude à coude fraternel avec les paysans illettrés en quête de sens de la Parole de Dieu, dans les situations où, précisément, cette Parole les rejoint »[5]. Il rappelle que le christianisme occidentalisé est constitué d’une liturgie romaine marquée par des manières occidentales de penser, de sentir, et des façons de se tenir devant Dieu. Pour lui, l’Église s’est souvent contentée de donner des sacrements et des visas pour l’éternité aux peuples colonisés, cultivant l’image d’un Dieu étranger à toutes leurs expériences de souffrance et d’oppression. Il serait fécond, par exemple, d’opter pour une lecture africaine de la Bible centrée sur le livre de l’Exode, où Dieu est avant tout celui qui libère son peuple. Le thème de l’Exode se rapproche de la situation des Africains dans un contexte néocolonial violent, et pourrait servir de point de départ pour définir la tâche de la théologie africaine.

Néanmoins, si Nkondog adhère au principe d’inculturation, il souhaite se l’approprier, voire le dépasser : pour continuer à penser la théologie en Afrique, il élabore la notion de « métissage », porteuse d’un appel plus radical au dialogue entre les cultures. Le métissage, qui constitue pour lui la véritable tâche de la théologie africaine, est une « saine » inculturation, un lieu de rencontre entre des identités qui se fécondent mutuellement. « Ici, il n’y a plus ni juifs, ni grecs, tandis que tous demeurent, juifs et grecs » (Galates 3, 28) reprend l’auteur, pour qui le métissage permet non pas de dissiper la culture d’origine, mais de l’assumer pleinement afin d’en créer une nouvelle dans laquelle les diversités sont réconciliées sans être niées. Si elle n’est pas complétée par une réflexion sur le métissage, l’inculturation risque en effet de virer à la cristallisation identitaire, et empêcherait d’apprécier les pratiques des théologies étrangères.

De la libération à la reconstruction 

Outre son étude sur l’inculturation et le métissage, Nkondog répertorie plusieurs courants théologiques africains, dont celui s’inspirant de la théologie latino-américaine de la libération, qui apparait dans les années 1970. La théologie africaine de la libération donne priorité à l’action en faveur des pauvres, et exige l’interprétation de la parole de Dieu en relation avec les réalités historiques du peuple africain, comme l’esclavagisme et la colonisation. Jean-Marc Ela, que nous citions, s’inscrit dans ce courant, puisqu’il cherche à libérer l’Africain de toutes ses aliénations, afin de mettre fin à son « infantilisation » et faire de l’Église un lieu de résistance et de diversité culturelle. La théologie d’Ela part autant du texte biblique que du contexte. Ainsi, il souhaite que les laïcs puissent entendre les confessions et présider les messes pour faire face au manque de prêtres, ou encore que de la nourriture locale, tel que le mil, soit utilisée lors de l’eucharistie à la place du blé.

Dans cette même lignée apparait, au cours des années 1990, la théologie de la reconstruction, qui cherche à inventer un Christ nouveau, émancipé des descriptions passées et ré-annoncé comme Celui qui doit venir pour fonder une nouvelle réalité. L’objectif est de répondre aux défis cruciaux des combats actuels en Afrique, qu’ils soient politiques, économiques, sociaux ou culturels. Pour sortir des débats concernant la responsabilité de l’Occident face aux peuples colonisés, les théologiens de la reconstruction encouragent vivement les Africains à agir collectivement pour améliorer leur sort. Selon Ben Kamuntu, cette théologie pourrait mener à une transformation des structures existantes, en cherchant à ériger une Église d’Afrique bien plus proche des combats contemporains que traversent les peuples africains.

Que retenir de la théologie africaine ?

En tant que lecteurs occidentaux, que retenir de la théologie africaine ? Prenons déjà conscience que la religion chrétienne nous a été transmise dans le cadre d’un univers culturel particulier, qui doit pouvoir se laisser bousculer par les théologies venues d’ailleurs. Il s’agirait de « désoccidentaliser pour universaliser »[6] comme le dit si bien Diop, afin de se défaire de notre fausse identité, qui tend inconsciemment à lier catholicisme et théologie occidentale. Laissons-nous également interpeller par la proposition de « métissage » chère à Nkondog : alors que les populations colonisées ont dû, dans un contexte tragique, accepter les influences occidentales, sommes-nous capables, de notre côté, et cette fois dans un dialogue pacifique et fécond, de laisser la théologie occidentale s’ouvrir à la différence, et devenir une théologie métisse ?


[1] Bâtir le Bien Commun est un jeune collectif basé à Bruxelles qui a pour but de redynamiser la critique chrétienne du capitalisme et des structures de domination. Les membres du collectif souhaitent stimuler la vie des idées auprès de toute personne soucieuse d’écologie, de justice sociale et d’émancipation. Voir www.batirlebiencommun.com.

[2] Voir le chapitre consacré à Alioune Diop dans Timothée de Rauglaudre, Jean-Baptiste Ghins et Matthias Petel, Il renverse les puissants, Cerf, 2024.

[3] L’Harmattan, 2019.

[4] Pour une présentation de Ben Kamuntu, voir la revue En Question n°147, hiver 2023, pp. 40-43.

[5] Jean-Marc Ela, Le cri de l’homme africain. Questions aux chrétiens et aux Églises d’Afrique, L’Harmattan, 1993, p. 8.

[6] Alioune Diop, « Le sens de ce Congrès (Discours d’ouverture) », Présence Africaine, n°24-25, 1959, p. 44.