Le 04 décembre 2023

Vivre la fraternité

Des peuples autochtones à nos lieux d’engagements

Jésuite belge, Olivier Lardinois est membre de la province jésuite chinoise, en mission auprès des aborigènes de Taïwan depuis 30 ans. Pour la revue En Question, il témoigne de la sagesse et de l’action de leaders aborigènes de l’ethnie Tayal se fondant à la fois sur leur propre tradition et sur une intégration fructueuse de la foi chrétienne. Au fil de cet article, il démontre qu’il y aurait beaucoup à apprendre des peuples autochtones en matière de solidarité. Même si construire la solidarité, parmi eux comme parmi nous, est un long chemin semé d’embûches.

Un jour, Atong Yupas, un ami pasteur protestant presbytérien membre de l’ethnie aborigène Tayal, né dans un petit village de la haute montagne taïwanaise, me parla du néolibéralisme en ces mots : « Ce qui motive la doctrine néolibérale c’est la cupidité, amasser le plus d’argent possible en un minimum de temps, peu importe les conséquences que cela peut avoir sur le destin des autres et de notre maison commune, la terre. Une telle finalité se situe à l’opposé des deux valeurs principales de notre culture Tayal que sont la solidarité et le partage. Dans notre langue, la personne cupide est qualifiée de ini mapraw, c’est-à-dire de quelqu’un qui refuse d’appliquer dans sa vie le mapraw. Or, mapraw veut dire ‘esprit de solidarité et de partage’ ». Cette remarque de Atong, pleine de sagesse, invite à se mettre à l’école des peuples autochtones, appelés plus communément aborigènes, pour découvrir ce qu’ils auraient de pertinent à nous enseigner.

Danse Tayal traditionnelle – crédit : Olivier Lardinois

Dans son livre sur le développement de la pensée sociale des papes en matière du droit des aborigènes, le jésuite Michael Stogre définit les peuples aborigènes, en anglais indigenous people, comme étant «les habitants d’un territoire donné qui, suite à une immigration massive de colons, se sont retrouvés chez eux dans une situation de minorité culturelle considérée avec condescendance comme ‘moins civilisée’ »[1]. Parmi ces minorités, on recense notamment les Amérindiens, les premiers habitants d’Australie et de Nouvelle-Zélande, ou encore les Tribals de l’Inde. Le livre de Stogre souligne que les peuples aborigènes ont été très souvent dénigrés, brimés, obligés à se dés-inculturer et exploités. Aujourd’hui les choses semblent heureusement avoir un peu changé. On remarque ainsi un nombre croissant de personnalités, militants écologiques ou non, qui invitent à se mettre à l’écoute des premiers peuples pour réussir à bâtir une société meilleure. Parmi ces personnalités, il y a le pape François, qui a été à l’origine du synode amazonien et du document qui en découle. Dans la première partie de ce document est, entre autres éléments, clairement affirmée la contribution de la sagesse et de l’action des peuples autochtones au bien-être présent de l’humanité entière : « Reconnaissons que depuis des millénaires, ces communautés ont pris soin de leurs terres, de leurs eaux et de leurs forêts, et qu’elles ont su les préserver jusqu’à aujourd’hui afin que l’humanité puisse bénéficier de la jouissance des dons gratuits de la création divine »[2]

Sur une population de plus de vingt-trois millions d’habitants, Taïwan compte quelque cinq cent mille aborigènes issus des ethnies malayo-polynésiennes (aussi appelées austronésiennes) qui vivaient dans l’île avant l’arrivée des premiers colons chinois au 17e siècle. Pour mieux comprendre le contexte de ces austronésiens taïwanais, il faut rappeler quelques étapes clés de leur histoire récente : la colonisation progressive de la grande plaine côtière de Formose et du bassin de Taipei par l’empire chinois des Qing qui assimila presque totalement, principalement par mariage sino-austronésien, les aborigènes de la plaine (1684-1895) ; cinquante années de protectorat japonais durant lequel les ethnies austronésiennes encore indépendantes du massif central et de la côte Pacifique de Taïwan furent soumises par les armes, tandis que toute la population de l’île, aborigène et chinoise, fut aussi obligée d’adopter la langue et la « civilisation» nippone (1895-1945) ; la conversion massive et rapide des aborigènes taïwanais au christianisme, principalement presbytérien et catholique, qui contribua à les préserver d’une assimilation culturelle alors quasi forcée à la population chinoise majoritaire (1945-1965) ; l’industrialisation et l’enrichissement foudroyant de Taïwan qui devint, aux côtés de Singapour, Hong-Kong et la Corée du sud, un des « quatre dragons » économiques asiatiques (1965-1985) ; l’émergence d’un contexte politique réellement démocratique qui permit aux aborigènes locaux de commencer à défendre leurs droits et de réussir ainsi à être mieux associés aux décisions politiques les concernant (à partir de la fin des années 1980).

L’ethnie Tayal, dont le révérend Atong Yupas est membre, appartient au type de sociétés que les anthropologues Marshall Shalins et Maurice Godelier qualifient de chefferie à « big men » en anglais ou « grands hommes » en français. C’est-à-dire une société dans laquelle les communautés ne sont pas très grandes, la hiérarchisation est réduite au minimum et les chefs sont choisis en raison de leur expérience en matière d’habileté professionnelle (agriculture, chasse, pêche, combat, commerce) et de relations sociales (assez de sagesse pour favoriser le consensus communautaire, ainsi qu’une cohabitation la plus paisible et avantageuse possible avec le monde extérieur).

Dans la société Tayal traditionnelle, les territoires non-cultivés (forêts, rivières, jachères, lieux de réunion, cimetières) sont gérés en commun par des groupes de vie commune niqan et/ou des clans familiaux qutux bnkis, tandis que chaque famille cellulaire ngasal (parents et enfants) possède en privé la terre qu’elle cultive et sur laquelle elle vit. Il s’agit d’une société patrilinéaire où les fils, à l’exception du cadet, quittent leurs parents et reçoivent leur part de terre le jour de leur mariage.

La vie des hommes et femmes Tayal est régie par ce qu’ils appellent gaga, qui littéralement signifie « norme ». Le terme gaga désigne non seulement un ensemble de normes de vie, mais également la pratique de ces normes, ainsi que les croyances et les aptitudes qui dérivent d’une adhésion à long terme à cet ensemble de normes. La relation de chaque individu à ces normes est relativement flexible. Ainsi, un individu peut assez librement choisir de joindre ou quitter un groupe de personnes soumis à un même gaga. Il peut aussi appartenir en même temps à différents groupes ayant chacun leur gaga propre. Par ailleurs, une même communauté peut compter plusieurs gaga, et dans certains cas plusieurs communautés peuvent suivre un même gaga. Enfin, tout gaga est ouvert à intégrer des éléments nouveaux extérieurs à la tradition Tayal, si ceux-ci s’avèrent utiles à une amélioration des conditions de vie de la communauté. C’est pourquoi la majorité des chrétiens Tayal considère la foi et les pratiques chrétiennes, soit comme des éléments intégrés plus récemment dans leur gaga propre, soit comme un gaga supplémentaire auquel ils ont décidé d’adhérer librement[3].

Office du dimanche dans l’église protestante de Cins’bu -crédit : Olivier Lardinois


Tout gaga suivi par un groupe donné est considéré comme un héritage des ancêtres. À l’époque préchrétienne, la croyance que les ancêtres utux bnkis punissaient ceux qui transgressaient les tabous liés au gaga, était profonde. Quand un membre d’un groupe – alang (village), qutux bnkis (clan familial), niqan (communauté de vie et de partage de force humaine pour effectuer des travaux nécessitant une main-d’œuvre nombreuse) ou ngasal (famille cellulaire) – transgressait une norme liée au gaga, ce groupe devait sacrifier, en fonction de la gravité de la faute, un poulet ou un cochon, pour obtenir le pardon des ancêtres et éviter des punitions futures du type maladie, mauvaise récolte ou accident mortel de chasse. Parmi les transgressions considérées comme les plus graves, on retrouvait les relations sexuelles antérieures à un accord des parents sur une future union matrimoniale, l’adultère, tuer un homme pour une raison non justifiée, le vol de récoltes, le non-respect des règles et/ou des limites de territoires de chasse ou de pêche, et la profanation de tombes[4].

Le rite de l’égorgement du cochon était aussi pratiqué pour signifier et célébrer la résolution d’un conflit avec des personnes extérieures à la communauté, ceci avant même que ces personnes étrangères soient (ré)admises à discuter d’accords ou de coopérations possibles en divers domaines[5]. Contrairement au rite sacrificiel visant à obtenir le pardon des ancêtres, cet autre rite de réconciliation est encore pratiqué aujourd’hui par une majorité de chrétiens Tayal catholiques ou protestants.

Parmi les principaux éléments de la culture Tayal exposés ci-dessus, soulignons-en quatre: 1) l’habileté professionnelle et la sagesse relationnelle sont au fondement de l’autorité des chefs ; 2) tout territoire sur lequel une communauté Tayal réside et travaille comprend à la fois des propriétés privées et des terres à usage commun (forêts, rivières, jachères, lieux de réunion, cimetières) qu’il faut tâcher d’administrer en protégeant l’intérêt de tous ; 3) les croyances, normes et techniques héritées des ancêtres formant un gaga ne constituent pas pour autant un héritage fixe et clos sur lui-même, car elles peuvent être modifiées et s’enrichir d’éléments nouveaux, surtout si ces modifications et/ou apports nouveaux extérieurs sont consensuellement acceptés par la communauté guidée par ses chefs ; 4) il ne peut y avoir d’accord avec des personnes avec qui on a été en conflit et qui sont extérieures à la communauté locale, si ces personnes « étrangères » ne sont pas d’abord ouvertes à participer à un rituel de réconciliation considéré comme nécessaire pour pouvoir « pardonner » des offenses ou blessures passées. On peut le constater aisément, ces quatre traits culturels majeurs ont tous un lien plus ou moins direct avec le mapraw mentionné plus haut par Atong Yupas. Il y est en effet question de solidarité et partage à tous les niveaux : non seulement aux niveaux de la propriété et des responsabilités, du travail à faire et des décisions à prendre, mais aussi aux niveaux du savoir, des techniques, des croyances, du sens de la vie, ainsi que de la reconnaissance de ses propres erreurs et du pardon de la faute des autres.

La description anthropologique faite ci-dessus des traits principaux de la culture Tayal traditionnelle est un peu caricaturale du fait même de sa brièveté. Il y a par ailleurs en toute société une distance plus ou moins grande entre les principes qui la gouvernent et une réalité vécue au quotidien souvent loin d’être parfaite. Enfin, ces traits culturels marquent certainement moins la société Tayal aujourd’hui que dans le passé. Toutefois, ces traits continuent encore et malgré tout à influencer la mentalité et le vécu du peuple Tayal contemporain, et ce pour deux raisons principales pointées par le révérend Atong et quelques autres leaders religieux Tayal interviewés durant une étude de terrain assez récente : 1) la continuité/complémentarité entre les valeurs Tayal et chrétiennes ; 2) le retour à long terme assez récent au village d’une partie des jeunes générations Tayal par idéal et/ou souci de vivre mieux[6].

Aujourd’hui, près de 80 % de la population Tayal contemporaine de Taïwan se déclare chrétienne, dont un tiers de catholiques pour deux tiers de protestants principalement de confession presbytérienne. Or, une majorité de chrétiens Tayal âgés interrogés, protestants ou catholiques, dit avoir adopté le christianisme parce que ses valeurs et ses croyances étaient en résonance avec les valeurs et croyances Tayal traditionnelles : ‘aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés’ versus respecter le mapraw hérité des ancêtres ; le Dieu d’Abraham révélé au monde entier grâce à Jésus, comme les ancêtres, punit les égoïstes, récompense les solidaires et pardonne les pêcheurs repentants.

Cette motivation/explication de la conversion au christianisme par continuité et complémentarité entre tradition Tayal et religion chrétienne apparaît manifestement dans l’interview du pasteur Atong qui suit :

« Le christianisme a contribué à préserver les valeurs centrales de la culture Tayal, par exemple celle de mapraw, un mot utilisé pour signifier l’esprit de solidarité et de partage. Le néo-libéralisme est le contraire de l’esprit de mapraw. Sa principale caractéristique est l’appât du gain, qu’on nomme très justement en langage Tayal ini mapraw (refus de partager) : on ferme sa porte à clé, on accumule des richesses inutiles et on ne s’occupe plus de ses voisins. L’esprit du mapraw est bien exprimé et célébré dans le rituel catholique de la messe, qui correspond au mémorial protestant du dernier repas du Christ avec ses apôtres. Je crois qu’il est juste de dire que le Christianisme fait maintenant partie de la culture Tayal. Une autre valeur centrale de la culture Tayal est msabyux qui signifie travailler ensemble ou collaborer. Ce terme a longtemps été utilisé pour signifier l’échange de main d’œuvre entre familles d’un même village. Encore une autre valeur est celle de m’sinlungan qui signifie avoir acquis une grande sagesse parce qu’avoir été capable d’apprendre d’autres personnes et communautés, ainsi que capable d’avoir de l’empathie pour autrui. Il y a un grand danger quand on se renferme sur soi-même, quand on refuse d’apprendre, d’échanger et de collaborer, quand l’esprit de mapraw, de msabyus et de m’sinlungan ne sont plus vécus dans nos villages»[7].

L’autre raison majeure de la persistance de l’anthropologie sociale traditionnelle Tayal dans les mentalités semble le retour d’un nombre croissant de jeunes adultes aborigènes Tayal dans leur village d’origine. Certains d’entre eux retournent au village parce qu’ils ont été déçus par une vie de migrants travaillant dur dans la ville comme ouvriers du bâtiment, chauffeurs de poids lourds ou éboueurs pour les hommes, aides-soignantes, auxiliaires de vie ou personnel d’entretien pour les femmes. Il s’agit alors le plus souvent de respirer un bon bol d’air et de se reposer quelques semaines ou quelque mois avant de retourner travailler et vivre en milieu urbain parce qu’il faut rembourser un emprunt et/ou pourvoir le mieux possible à l’éducation des enfants. Cependant, un nombre croissant de jeunes revient au village pour un terme beaucoup plus long, après avoir fait un choix réfléchi que sous-tendent un idéal de vie et le sentiment d’être appelé à accomplir une mission particulière au service de la communauté locale, voire de la société globale. Comme en témoignent les propos que j’ai recueillis :

« Mes fils sont revenus vivre en montagne et ensemble nous sommes passés à l’agriculture biologique pour trois raisons principales : garantir à nos familles de meilleurs revenus, ne plus mettre en danger notre santé ni celle de nos clients, favoriser la protection de notre environnement créé par Dieu et légué par nos ancêtres » (Hayong Tawei) ; « Avant mon immigration en ville, je cultivais des champignons, mais j’ai arrêté car cela était nuisible pour l’environnement et rapportait de moins en moins d’argent. La culture des champignons demande en effet d’abattre une grande quantité de bois. Depuis mon retour au village, je cultive des légumes de façon biologique et j’ai ouvert une auberge de montagne où ma femme cuisine à partir de ce que nous plantons nous-même. Comme la foi chrétienne nous enseigne que la création est un don de Dieu, nous devons protéger cette création dont fait partie la terre que nous avons hérité des ancêtres. Par ailleurs, faire de l’agriculture biologique demande moins de surface agricole, ce qui garantit mieux l’avenir de mes fils et arrière-petits-fils entre qui nos terres seront un jour partagées » (Yobay) ; « Outre l’agriculture biologique, le développement du tourisme local permet aussi à des familles de rester ou revenir en montagne. Mais pour éviter que le tourisme influence négativement la vie des habitants du village, nous avons appris à l’organiser collectivement et sur base d’un consensus communautaire. C’est-à-dire en nous imposant à nous-même certaines règles communes, comme par exemple la limitation du nombre de nos hôtes, le traitement communautaire des déchets, ou encore un partage équitable de l’eau disponible en cas de sécheresse prolongée. Aujourd’hui, la plupart des protestants et catholiques de ce village sont convaincus que le fait de tâcher de gérer ensemble notre communauté profite à tous, même si beaucoup reste encore à faire et que la concertation n’est pas un chemin facile à suivre » (Tali Behuy).

Or, ce retour au village à long terme de couples, souvent déjà mariés et avec plusieurs enfants, pour y développer des activités économiques à la fois rentables et moins destructives de l’environnement naturel, semble trouver son origine, au moins en partie, dans le prêche et l’action de pasteurs protestants presbytériens, qui comme Atong Yupas, ont été formés au séminaire presbytérien de Yushan dont il convient de de connaître le contexte historique.

Après la mort du président Chiang Kai-shek et l’avènement au pouvoir de son fils Chiang Chin-kuo en 1971, l’Eglise presbytérienne de Taïwan a été l’une des seules institutions publiques qui aient osé plusieurs fois publier ouvertement un manifeste officiel contre les abus de la dictature politique de l’époque. Cette Église locale a aussi été associée au combat pour la démocratisation du régime politique taïwanais. Ainsi, plusieurs de ses membres éminents ont participé aux deux événements les plus marquants du combat pour la démocratie à Formose : la grande manifestation en faveur du respect des droits humains organisée à Kaohsiung le 10 novembre 1979 par la revue pro-démocratique Meilidao, et la fondation du Parti Taïwanais pour le Progrès de la Démocratie, le Mintingdang, officiellement créé le 28 septembre 1986. L’engagement de l’Église presbytérienne locale en faveur de l’avènement de la démocratie et du respect des droits humains fut principalement initié par des pasteurs taïwanais de sang chinois, mais il eut aussi un impact certain sur les séminaristes aborigènes qui étaient alors en formation à l’institut théologique de Yushan.

Le séminaire de Yushan fut fondé à Taïwan dès 1946 pour former les futurs pasteurs aborigènes de l’île en tenant comptes des besoins spécifiques de leur ministère futur, notamment au niveau de la préservation des langues et des cultures autochtones. Or, dans ces années 1970-80, le directeur de l’institut théologique de Yushan était un pasteur taïwanais de souche chinoise fort engagé, Yang Qi-shou. Ce théologien influencé par la théologie de la libération latino-américaine et sa version protestante coréenne, la « théologie du peuple », a profondément marqué ses étudiants. Yang Qi-shou enseignait en effet sa propre interprétation de l’Exode et de l’histoire de la vigne de Naboth (I Rois 21), en utilisant une chaine métaphorique qui parlait droit au cœur des séminaristes protestants autochtones : être chrétien, c’est être membre d’un peuple élu ; l’Israël de l’Ancien Testament est l’archétype du peuple élu ; Israël était formé par plusieurs groupes ethniques qui devaient régulièrement défendre leur terre et leur coutumes contre l’hégémonie des puissants ; comme les aborigènes de Taïwan constituent plusieurs groupes ethniques minoritaires et sont chrétiens pour la plupart, ils ont donc aussi pour mission de défendre la terre et la culture héritées de leurs ancêtres.

Plusieurs des étudiants séminaristes du pasteur Yang sont devenus des figures marquantes du mouvement d’émancipation aborigène taïwanais, qui ont activement participé aux principaux mouvements en faveur de l’émancipation des aborigènes taïwanais à la fin des années 1980, comme le mouvement du « Rends moi mon nom » (revendication de pouvoir avoir sur sa carte d’identité son nom aborigène au lieu d’un nom de famille et d’un prénom chinois) et celui du « Rends moi ma terre » (revendication de plus d’autonomie politique en matière d’organisation des territoires réservés aux aborigènes)[8]. Or, parmi ces étudiants, se trouvaient deux futurs ministres presbytériens Tayals originaires de l’arrière montagne de la préfecture de Hsinchu, les pasteurs Atung Yupas et Tali Behuy, tous les deux déjà évoqués et cités plus haut.

Les pasteurs Tali Behuy et Atung Yupas furent nommés pasteurs des villages de Cins’bu et S’magus situés au pied du mont Papak Waqa (3492 mètres) au début des années 1990. Les paroissiens des deux communautés réalisèrent assez vite qu’ils avaient affaire à une nouvelle génération de ministres du culte. Les deux pasteurs, récemment ordonnés, introduisirent en effet leurs ouailles à deux interprétations théologiques novatrices développées dans plusieurs cours du séminaire de Yushan de l’époque : il existe une similarité entre l’histoire du peuple juif décrite tout au long de l’Ancien Testament et celle des peuples aborigènes (voir plus haut) ; le « Royaume de Dieu » prêché par Jésus-Christ doit commencer à être réalisé dans l’aujourd’hui de la vie des communautés locales. Se fondant sur ces deux principes moteurs, les deux ministres encouragèrent leurs paroissiens à marcher dans deux directions assez clairement définies : 1) réintégrer la tradition Tayal dans la vie des communautés pour éviter de faire fausse route, tout comme les Juifs qui furent sans cesse, au cours de leur histoire, réinvités à être plus fidèles à leur Torah ; 2) recevoir et vivre la foi chrétienne comme force et sagesse complémentaires à la tradition Tayal, rendant capable de participer plus fructueusement au développement économique solidaire de son village.

Au moins au début, la promotion de tels chemins ne fut pas sans rencontrer de vives oppositions. Les paroissiens et pasteurs plus âgés du secteur pastoral avaient été formés à une forme de christianisme qui faisait table rase de la tradition et la religion des ancêtres, pour faire place à la nouveauté radicale du Christ et de son Évangile. Par ailleurs, le concept biblique de « Royaume de Dieu » avait été jusque-là surtout enseigné et compris comme étant ce qui attend les chrétiens fidèles après leur mort, beaucoup moins comme étant aussi un idéal d’amour, de paix, de libération et de justice à bâtir dans le quotidien de la vie des gens. Enfin, il y avait dans chacune des deux communautés la présence de quelques fidèles influents liés au mouvement pentecôtiste néo-évangélique pour lequel la préservation de la culture locale et le combat politique en faveur des aborigènes n’étaient pas du ressort de la religion.

Malgré cette opposition réelle, les deux pasteurs réussirent, en une grosse quinzaine d’années, à transformer la figure des deux communautés presbytériennes locales, faisant de celles-ci des acteurs principaux d’un développement local, d’abord économique et ensuite aussi politique, assez inattendu. Ainsi aujourd’hui les villages où sont sises ces deux communautés sont cités en exemple dans les milieux académiques taïwanais. Cins’bu et Smagus sont même devenus les objets de plusieurs travaux universitaires dans les domaines de la préservation de la culture locale, du développement de l’éco-tourisme, de la promotion d’une agriculture biologique et de la gestion collective du territoire. Pour arriver à ce résultat, outre le fait de proposer une herméneutique assez neuve de textes de la Bible héritée de leur formation à Yushan, les pasteurs Tali et Atung ont aussi joué sur deux autres tableaux.

En premier lieu, les deux pasteurs encouragèrent et aidèrent financièrement de nombreux jeunes de leurs communautés paroissiales à se former à l’extérieur :

« Quand j’ai été nommé à Cins’bu puis ensuite à Smagus, il n’y avait encore aucun habitant du village qui avait terminé des études secondaires. J’ai alors commencé à encourager des jeunes parmi les plus doués à faire de plus longues études. Certains réussirent à accomplir des études théologiques ou universitaires dans divers domaines. D’autres participèrent à divers stages de formation en agriculture biologique ou en développement touristique. Quelques-unes de nos jeunes filles devinrent infirmières, assistantes sociales ou institutrices. Mon but était que les deux villages puissent acquérir différents types de savoirs pour pouvoir se développer sans être trop dépendants du monde extérieure » ; « Encourager les jeunes paroissiens de Cins’bu à se former en agriculture biologique durable et en éco-tourisme leur a permis rester au village avec leurs enfants et de ne plus devoir émigrer en ville pour procurer à leur famille ce qu’elle avait besoin pour vivre. Notre paroisse a aussi aidé à financer la formation théologique de plusieurs de nos jeunes qui aujourd’hui sont pasteurs et animent avec ferveur des communauté ecclésiales dans d’autres villages, même parfois fort loin d’ici »[9].

Parallèlement, Tali et Atung invitèrent aussi des non aborigènes qui se rendaient régulièrement à Cins’bu et Smagus pour aider les villageois en divers domaines, à se former à la sagesse, aux savoirs et aux techniques Tayal héritées des ancêtres. Parmi ces « élèves venus de l’extérieur », il y avait non seulement des groupes d’étudiants universitaires qui organisaient régulièrement des camps pour les enfants et les jeunes des village (camps incluant du soutien scolaire), mais aussi des fidèles presbytériens adultes citadins déjà engagés dans la vie professionnelle, qui venaient prendre des vacances à la montagne chez leurs coreligionnaires Tayal. Or, assez vite, ces premières relations permirent d’échanger avec un public « plus select » comme des chercheurs ou professeurs d’université, ou encore des ONG spécialisées en éducation, en soin de santé, en développement agricole et forestier durable, etc. :

« Aujourd’hui, nous avons non seulement beaucoup d’associations et de personnes extérieures aux villages qui collaborent activement au développement de Cins’bu et Smagus, mais aussi des chercheurs qui étudient notre culture et techniques locales et/ou qui font connaître à l’extérieur la petite révolution que se passe ici » (Tali Behuy) ; « Très tôt, j’ai compris assez clairement que nous n’avions pas besoin d’être trop polis avec les visiteurs de l’extérieur, que nous devions oser leur exprimer clairement quels étaient nos besoins les plus criants, par exemple former nos jeunes, ou partager notre savoir ancestral pour que ce savoir profite à toute la société taïwanaise » (Atong Yupas).

Pour pouvoir favoriser l’échange des savoirs et une collaboration réellement fructueuse en vue d’un développement harmonieux de leurs villages, les deux pasteurs furent aussi attentifs à disposer d’un espace assez digne et large pour abriter ces activités. Ce souci donna lieu à la construction, d’abord à Cins’bu et ensuite à Smagus, de deux nouveaux temples presbytériens disposant de locaux annexes pour permettre d’abriter et de loger des invités. La construction du premier édifice fut sans conteste une réussite qui produit même un fruit plutôt inattendu :

« La nouvelle église de Cins’bu fut construite entre 1997 et 1999. Le choix de terrain fut motivé parce qu’il se situait à mi-chemin entre les deux hameaux qui forment le village. Les paroissiens se relayèrent pour fournir une main d’œuvre bon marché et nous achetions le matériel de construction, petit à petit, à chaque fois que nous disposions assez d’argent pour le faire. Une bonne partie de la monnaie nécessaire pour la construction fut fournie par des congrégations presbytériennes urbaines animées par des pasteurs amis ou d’anciens camarades de classe. Quand l’église fut achevée, les paroissiens étaient non seulement heureux et fiers de ce qu’ils avaient réalisés, ils étaient aussi mieux formés et prêts à collaborer à d’autres niveaux. C’est pourquoi nous avons alors osé nous lancer, ensemble avec la communauté catholique locale du village, à faire de Cins’bu un modèle d’éco-tourisme réussi. Ce projet fut réalisé grâce à la construction par presque tous les habitants du village d’un nouveau chemin forestier pour atteindre les cyprès géants de notre forêt locale. L’idée d’attirer les touristes grâce à nos arbres centenaires m’était venue de l’existence du parc forestier de Baling dans la commune de Fuxing du canton de Taoyan. Le parc de Baling rencontrait un grand succès depuis longtemps déjà grâce à ses cyprès géants. A Baling le parc forestier et ses auberges de montagne étaient gérés par le bureau national des forêts, mais notre forêt et les auberges de notre village seraient gérés par nous-mêmes. Nous étions bien entendu prêts à collaborer sur ce projet avec les autorités gouvernementales compétentes, mais celles-ci devraient être ouverte à coopérer avec nous sur pieds d’égalité » (Atong Yupas).

Il est intéressant de noter ici que, suite à l’action des deux pasteurs, le développement sur base de l’éco-tourisme et de l’agriculture biologique des villages de Cins’bu et à Smagus, a suivi deux trajectoires différentes. À Cins’bu, qui a une population plus nombreuse, moitié catholique moitié protestante, la collaboration entre les habitants s’est toujours limitée à trouver un consensus au niveau de l’organisation des communs. Il y a gestion communautaire de l’eau, des forêts, des routes, des chemins de randonnées et des parkings, mais chaque famille s’occupe individuellement de ses propres terres agricoles (vergers, légumes), ainsi que de la vente de ces produits. De plus, les auberges de montagne sont toutes gérées par des particuliers. À Smagus,où la population est beaucoup moins nombreuse et presbytérienne à cent pour cent, la grande majorité des familles ont opté pour une mise en commun de tous leurs biens (maison individuelle exceptée) en vue de la constitution d’un centre d’accueil de touristes et d’une ferme biologique communautaire, dont tous les habitants adultes du village engagés dans l’entreprise reçoivent un salaire mensuel égal. Par ailleurs, des subsides supplémentaires sont alloués aux enfants de Smagus encore aux études, dont le montant est calculé en fonction de leur âge. La communauté locale prend aussi en charge le coût des fêtes communautaires ou familiales, telles que celle de Noël ou les mariages.

Bien plus pourrait être encore partagé concernant la sagesse et l’action de leaders aborigènes Tayal, qui s’appuient à la fois sur leur propre tradition et sur une intégration fructueuse de la foi chrétienne, mais cela n’est pas possible ici par manque d’espace et temps. Espérons seulement que le témoignage des pasteurs Atong et Tali a pu contribuer, au moins un peu, à démontrer qu’il y aurait beaucoup à apprendre des peuples autochtones en matière de solidarité, même si construire la solidarité, parmi eux comme parmi nous, est un long chemin semé d’embûches.


[1] Michael Stogre, That the World May Believe. The Development of the Papal Social Thought on Aboriginal Rights, Sherbrooke, 1992, pp. 8-9.

[2] Document final de l’assemblée spéciale du synode pour l’Amazonie,Rome, 26 octobre, 2019, § 14.

[3] Mei-Hsia Wang, Community and Identity in a Dayan village, Taiwan. PhD dissertation Department of Social Anthropology University of Cambridge, juin 2000 (non-publié), pp. 234-240.

[4] Shou-chen Liao, The Social Structures of the Tayal People, Hsinchu, 1998, pp. 58-61.

[5] Mei-hsia Wang, « ‘Exchange’ as a Way to Interact among Peoples of Various Cultures : Research on the Tayal People of Miaoli County under Japanese Rule », dans Journal of Archeology and Anthropology of Taiwan National University, n° 71, 2009, pp. 93-144.

[6] Olivier Lardinois, Multi-faced Christianity in an Austranesian Tribe of Taiwan : A Comparative Study on the Theologies and Religious Practices of Tayal Christians in Mountain and Urban Communities of Hsinchu County. Doctoral Dissertation Departement of Anthropology College of Liberal Arts National Taiwan University, mai 2022.

[7] Olivier Lardinois, op. cit., pp. 137-138.

[8] Michael Stainton,“Return our Land” Counterhegemonic Presbyterian Aboriginality in Taiwan. A thesis submitted to the Faculty of Graduate Studies of Arts Section Social Anthropology North York University, 1995 (non publié), pp.152-202.

[9] Tali Behuy et Atung Yupas, cités dans Olivier Lardinois, 2022, op. cit., pp. 249-250.


Cet article contient des passages in extenso de deux autres articles de l’auteur : « Égorgement du cochon et foi chrétienne chez les aborigènes Tayal de Taïwan », dans Paul Servais, Françoise Mirguet, Arnaud Join-Lambert (ed.), La sinisation du catholicisme après Vincent Lebbe. Continuités, ruptures et défis,Louvain-la-Neuve, 2023, pp. 75-89 ; « Genèse d’une exigence à être traité sur pieds d’égalité par les autorités : l’exemple de leaders chrétiens aborigènes montagnards de Taïwan », à paraître dans un livre collectif rassemblant des articles sur le thème Contre-dire une ‘juste’ hiérarchie.