En Question n°144 - mars 2023

Ariane Estenne : La puissance de l’action collective

On les dit parfois affaiblis, à bout de souffle. D’aucuns sèment le doute sur leur légitimité. Quel est encore le rôle démocratique des organisations sociales et syndicales, du secteur associatif, de l’éducation permanente et de la militance pour répondre aux grands enjeux de notre temps ? On en parle avec Ariane Estenne, présidente du MOC.

crédit : Vlad Hilitanu – Unsplash

Diplômée en sciences politiques et en journalisme, Ariane Estenne a travaillé pendant huit ans au sein de l’association Vie Féminine, avant de rejoindre le cabinet de la Ministre de la Culture Alda Greoli, comme conseillère en éducation permanente, pendant près de trois ans. Depuis janvier 2019, elle préside le Mouvement ouvrier chrétien (MOC), l’organisation qui regroupe la Confédération des syndicats chrétiens (CSC), la Mutualité chrétienne (MC), les Jeunes Organisés et Combatifs (JOC), Vie Féminine et les Équipes Populaires.

Elle défend, avec passion et conviction, la démocratie culturelle comme horizon, mais aussi comme chemin pour approfondir la démocratie. « La démocratie culturelle, cela signifie prendre de l’espace et du temps pour accueillir des conflits politiques, pour délibérer et construire ensemble une vision partagée, un sens commun, une boussole. Cela devrait être élémentaire dans tout régime démocratique », nous dit-elle, pour entamer cet entretien.

Dans quel état se trouve la démocratie aujourd’hui, selon vous ?

Depuis des années, on décrit la démocratie représentative comme « fragilisée » ou « menacée ». Aujourd’hui, la situation me semble bien plus grave. La plupart des dernières grandes élections dans le monde ont montré un succès croissant pour des personnalités d’extrême droite. Par exemple, au Brésil, aux États-Unis, en France, en Israël, en Italie… La Belgique francophone est une sorte de village d’irréductibles. Cependant, je pense qu’il faut s’attendre au développement d’une force d’extrême droitechez nous aussi dans les prochaines années. On a le sentiment de vivre, pas seulement un épuisement, mais aussi un renoncement à la démocratie (hausse des abstentions et des votes dits de protestation), y compris en Belgique.

Comment expliquer cette quasi-absence de forces politiques d’extrême droite en Belgique francophone jusqu’ici ?

Plusieurs études montrent le lien entre l’importance du maillage associatif et du syndicalisme et la faiblesse du populisme et de l’extrême droite. Ce sont autant d’espaces de démocratie sociale et culturelle qui permettent d’accueillir les conflits sociétaux, lesquels ne se transforment dès lors pas en votes de contestation. Toutefois, cette situation atteint ses limites.

Les craintes que vous formulez visent-elles l’idéal démocratique de manière générale, ou bien uniquement le modèle de démocratie représentative ?

Principalement, la démocratie représentative. En effet, je constate un grand dynamisme de la mobilisation citoyenne et un grand désir de participation à la décision d’une partie importante de la population. Je fais donc la distinction entre la démocratie représentative et les autres dimensions, comme la démocratie participative, la démocratie délibérative ou la démocratie contributive.

Quelle critique formulez-vous à l’égard de la démocratie représentative ?

La démocratie représentative permet de prendre des décisions collectives. Néanmoins, il y a beaucoup de choses à dire sur la manière. Par exemple, aujourd’hui, le pouvoir exécutif (gouvernement) prend dangereusement le dessus sur le pouvoir législatif (parlement). Sur des dossiers emblématiques – comme la gestion de la pandémie – on a souvent l’impression que les parlementaires courent derrière les gouvernements, en n’ayant pas toujours à leur disposition toutes les informations nécessaires, et donc en ne posant pas toujours les bonnes questions. La plupart des textes de lois relèvent d’une initiative gouvernementale, et non du parlement. Il est donc capital de donner plus de place au pouvoir législatif.

Et parmi les autres dimensions, laquelle privilégieriez-vous ?

Toutes les dimensions de la démocratie sont intéressantes. Je ne pense pas qu’il faille choisir entre l’une ou l’autre. C’est surtout un enjeu de cohérence et de liens entre ces différentes dimensions. Vu l’ampleur de la perte de confiance démocratique, il me semble important et bienvenu de soutenir tout ce qui peut permettre de recréer du lien et d’habiter la distance entre les élus et les électeurs, sans mettre en concurrence ces différentes initiatives. Cela doit être beaucoup plus profond que les tentatives modestes qu’on fait pour le moment.

Je plaide pour une démocratie approfondie : que, pour chaque lieu de pouvoir, on mette en place de grands processus de délibération collective. D’autant plus que les citoyens sont en demande de s’investir. Le Sénat, par exemple, pourrait être un lieu important de mise en délibération des grands conflits qui traversent la société. Prenons le cas de la pandémie de covid. Je trouve incroyable que, à propos des questions importantes liées à la compréhension du virus, à la réponse sanitaire, aux mesures de restriction et d’obligation, au vaccin, au CST (Covid Safe Ticket), etc., les décisions n’aient pas été prises selon des processus plus collectifs. Ce genre d’enjeux nouveaux et complexes nécessitent de larges délibérations collectives.

On entend souvent dire que nous vivons une époque d’individualisme et de perte de lien social, avec pour conséquence, notamment, une baisse de la vitalité des organisations sociales et des associations. Vous qui êtes au cœur de l’action sociale et associative, qu’observez-vous ?

Je me situe plutôt en porte-à-faux par rapport à ce discours – assez paternaliste et jugeant – selon lequel l’individualisme paralyse les gens « qui ne sortiraient plus de leur canapé et resteraient scotchés devant leur télévision ». Regardons les faits, on a rarement vu autant de mobilisation sociale en Belgique : les jeunes dans la rue pour le climat, les gilets jaunes, les grandes mobilisations syndicales, etc. Bien sûr, le covid a brisé un élan, mais je n’observe pas, sur la durée, le règne de l’individualisme et la fin de la mobilisation collective. Je vois des personnes très déçues des politiques et des institutions, critiques de la particratie, et qui cherchent comment avoir une prise sur les décisions.

Plutôt que d’un burn-out militant, je parlerais d’un burn-out des politiques – qui ont beaucoup trop de portefeuilles de compétences différents, qui travaillent constamment dans l’urgence, et qui n’ont plus le temps suffisant pour adopter une vision prospective – et d’un bore-out de la population qui est en manque de lieux pour s’engager, s’investir, etc. On constate un énorme décalage entre le désir de s’engager, qui est très présent au sein de la population, et ce que le politique permet aujourd’hui. C’est une raison de plus pour permettre aux gens de participer davantage aux grandes réflexions de notre société.

Si on observe d’autre part l’évolution de l’organisation du travail (par exemple, la flexibilisation des horaires de travail et la pression accrue dans l’économie du soin et de service), on constate que la population a de moins en moins l’opportunité de sociabiliser, de vivre des temps partagés, y compris des moments de détente. Il est de plus en plus difficile de créer des liens sociaux et du commun. Cela ne signifie pas pour autant que les gens ne se mobilisent plus. Partout où je vais, j’observe une dynamique de mobilisation très intense. L’enjeu, c’est plutôt celui de l’institutionnalisation et de la durabilité, c’est-dire de faire en sorte que ces collectifs s’installent dans la durée, qu’ils jouent un rôle plus institutionnel de représentation.

Est-ce que la démocratie peut se cultiver « dans la rue », et de quelle manière ?

Oui, c’est fondamental. L’espace public (c’est plus large que « la rue ») permet de se rencontrer et de dialoguer avec des personnes qu’on ne connait pas encore. Cela demande de sortir de ses lieux habituels. C’était d’ailleurs toute la difficulté pendant le confinement : faire de l’éducation permanente en virtuel, alors que celle-ci est basée sur la rencontre et le rassemblement, c’est un non-sens. Faire de l’éducation permanente, c’est faire exister un collectif à partir de situations individuelles vécues par des personnes – peu importe sur quel sujet – afin de transformer la réalité, et donc d’installer quelque chose de durable. Cela nécessite donc une présence.

Aujourd’hui, quel est le rôle de l’éducation permanente ?

L’éducation permanente répond très concrètement à la crise de la démocratie. En Belgique francophone, nous avons la chance que les pouvoirs publics soutiennent des associations d’éducation permanente tout en leur permettant de mener un travail totalement libre et indépendant. L’éducation permanente offre des lieux d’instruction et de délibération nécessaires pour penser les grands enjeux à long terme. Elle permet aux gens de passer d’une position passive, d’un sentiment d’abandon, d’aliénation, de désespoir ou de colère, à une position active d’organisation et d’action collective, et d’être acteurs du changement, dans une mobilisation collective. En réalisant ce travail avec la population, on se rend compte que les changements sont possibles. L’éducation permanente a donc un rôle central à jouer dans les mutations en cours. C’est pourquoi il est nécessaire de la faire vivre et de la renforcer. Tous les jours, je me dis qu’il faudrait plus d’éducation permanente, partout. Tous ceux et celles qui l’expérimentent savent que c’est une force de réappropriation du pouvoir. En plus, cela se fait avec plaisir, dans la convivialité et dans la joie. C’est puissant.

Le militantisme est-il un bon moyen de cultiver la démocratie ? D’aucuns se montrent très critiques envers des actions choc, comme celles de militants écologistes à l’égard d’œuvres d’art…

On peut regretter en tout cas que des personnes qui ne font rien pour faire avancer les choses se permettent de juger celles qui s’efforcent d’agir pour le changement. Mon expérience de militantisme me montre que plusieurs formes d’intervention sont complémentaires. Des actions chocs vont créer un déclic qui permettra à d’autres modes d’action plus consensuels ou institutionnels de changer les choses. Les luttes féministes en sont un bel exemple : au départ, des actions menées par des collectifs radicaux ont pu faire peur à une partie de la société, mais elles ont permis d’amener les questions de genre dans le monde universitaire, de la recherche, du droit, des institutions, etc. Après un siècle de luttes féministes, il y a eu le mouvement MeToo, qui a permis un véritable changement culturel – aujourd’hui, beaucoup de comportements sexistes ne passent plus. Cela montre bien que différents modes d’action complémentaires sont nécessaires pour que les choses changent réellement, en profondeur. On a besoin d’une alliance des réformistes et des personnes plus radicales. Les deux se répondent et cette complémentarité est fertile.

Lors de votre entrée en fonction à la présidence du MOC, vous avez déclaré vouloir « passer de l’indignation à l’action collective ». Est-ce toujours, selon vous, l’enjeu principal ?

Ces dernières années, on a mené beaucoup d’actions collectives. Aujourd’hui, l’enjeu est plutôt de passer de l’indignation et de l’action collective à la responsabilité politique. Ce que j’observe ces derniers temps, c’est qu’il y a beaucoup de mobilisation collective, mais pas de courage politique. Par exemple, sur les questions migratoires, la Belgique a été condamnée 7000 fois et, pourtant, malgré de nombreuses mobilisations citoyennes, il n’y a toujours pas de prises de décisions politiques dignes de ce nom en la matière. C’est pour moi le plus problématique. Et cela renforce la méfiance de la population envers la démocratie…

C’est un constat qui peut décourager…

À titre personnel, cela ne me décourage pas, car cela nous renvoie aussi à notre responsabilité, en tant qu’organisations sociales, associations, mouvements : comment faire pour être mieux entendus et peser davantage sur les décisions ? C’est pour moi une question très stimulante.

Vous gardez donc espoir ?

L’action collective nourrit mon espoir qu’il est possible de transformer la société, tout en me donnant, d’un point de vue personnel, beaucoup de joie et d’énergie.