Le 09 mai 2016

Nouvelles formes de l’agir politique

Retour sur une expérience au sein de Tout Autre Chose

Nuit Debout, Groupe d’Achat Commun, Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés, les initiatives citoyennes se multiplient à travers le monde avec des ancrages et des enjeux aussi bien locaux que globaux. Malgré leurs multiples différences, toutes ont en commun le fait de sortir l’agir politique des cadres traditionnels. Revenant sur une expérience au sein du mouvement Tout Autre Chose, cette analyse examine quelques formes prises par cet agir politique hors cadre.

Il y a quelques mois, la revue En Question consacrait sa carte de visite du numéro 113 au mouvement citoyen Tout Autre Chose, né à peine quelques mois plus tôt (décembre 2014). Depuis lors, le mouvement a pris de l’ampleur : de nombreuses locales se sont créées en Wallonie et à Bruxelles (12 au total et de nouvelles sont en création) tandis que différents groupes de travail thématique (Tout Autre Action sociale, Travail Digne, Tout Autre Culture, Eco-c’est logique, Tout Autre SNCB, etc.) se mettent sur pied.

Loin d’être isolé, ce succès semble s’inscrire dans une vague de mouvements citoyens qui refaçonnent le paysage politique belge mais aussi international. Que ce soit NuitDebout en France, les Indignés en Espagne, Occupy Wall Street à New York ou l’occupation de la place Tahrir en Egypte pour ne citer que les plus imposants, les citoyens du monde entier sortent des schémas politiques traditionnels pour reprendre possession de l’espace public et de la démocratie. A une échelle plus discrète, les multiples initiatives de transition portées par des citoyens au niveau local (Groupe d’Achat Commun, SEL, etc.) participent de cette vague citoyenne qui nous amène à repenser le débat démocratique et plus largement le cadre politique de nos sociétés.

Membre de Tout Autre Chose tout en étant employée au Centre Avec et chercheuse à l’UCL, je souhaite revenir ici sur ma propre expérience d’engagement afin d’éclairer depuis l’intérieur quelques éléments participant à construire ce cadre politique en advenir. Nous partirons ainsi d’un récit de militant pour en dégager des éléments d’analyse plus généraux.

Toutefois, cet exercice du militant-chercheur ou du chercheur-militant n’est pas exempt de difficultés, à la fois éthiques et méthodologiques. Sans pouvoir les développer ici, j’aimerais en mentionner deux qui me semblent fondamentales.

Tout d’abord, une difficulté éthique : par sa pratique, le chercheur est amené à mettre en évidence les difficultés, tensions et faiblesses inhérentes à tout collectif. Un exemple : grâce à sa structuration décentralisée et diversifiée (des locales sur les enjeux locaux et des groupes thématiques sur des enjeux nationaux), Tout Autre Chose réussit à occuper différentes échelles géographiques tant en termes de mobilisation de personnes que d’enjeux. Toutefois, cette structuration n’est pas exempte de difficultés en termes de coordination générale, notamment. Exposer ces difficultés fait partie du travail d’analyse mais comporte le risque d’affaiblir le mouvement en donnant à ses détracteurs le bâton pour le battre. Comment alors ne pas mettre en danger une initiative que l’on soutient tout en gardant notre rigueur scientifique ? Cette question a été maintes et maintes fois posée mais nécessite à chaque fois une réponse différente, adaptée aux enjeux et contextes.

Une difficulté méthodologique ensuite : être à la fois chercheure et militante m’expose à une certaine schizophrénie tant chaque casquette mobilise des compétences différentes, pas toujours combinables intellectuellement dans une même temporalité.

Là où le chercheur observe, assumant de facto une certaine prise de distance, le militant est orienté vers l’action, mobilisant tout son être. Ces positions différentes nécessitent une analyse réflexive afin d’identifier les éventuels biais qu’elles peuvent introduire dans la récolte et l’analyse de données. Cette réflexivité comporte néanmoins une grande valeur heuristique car elle fournit des éléments de compréhension enrichissant la recherche, comme le soutiennent de nombreux chercheurs en sciences sociales[1].

C’est avec ces éléments en tête que je vous partage mon expérience militante dans les deux prochaines sections pour revenir en fin d’analyse sur quelques éléments d’analyse plus généraux.

Récit d’un engagement
 

Je suis entrée dans le mouvement Tout Autre Chose alors que je terminais ma thèse de doctorat[2]en anthropologie sur les effets des violences sur les subjectivités individuelles et collectives dans une région du Guatemala contrôlée par les narcotrafiquants. La réalité que j’y ai découverte, faite de peur et de méfiance, avec toute la destruction du tissu social et de la capacité de libre expression qui en découle, m’a profondément bouleversée. Face à ce quotidien, je me suis rendue compte que la misère psychologique peut être bien pire que la misère économique. Etre pauvre n’empêche pas de lutter pour sa survie, de rester debout et de se battre pour changer la société qui fait de nous des pauvres. Mais vivre sans possibilité d’agir sur son environnement social, économique et politique, être contraint au repli sur la vie privée, sur sa famille nucléaire, sans perspective de changement, sans l’espoir que donne la lutte, cela m’a semblé bien plus désespérant. Pendant plus d’un an j’ai décrit le désespoir de ces gens, j’ai décrit la manière dont ils étaient rabaissés et empêchés, par cette violence, de se développer pleinement comme sujets du monde et de leur vie. J’ai essayé de mettre en lumière leur créativité pour s’ouvrir malgré tout un espace ténu où exprimer leurs espoirs et leurs rêves, leur capacité d’agir sur le monde qui les entoure, bref leur humanité.

J’étais pleine de tristesse et de rage impuissante. Je ne pouvais rien faire pour eux, je ne pouvais pas changer leur réalité mais j’ai réalisé que je pouvais faire quelque chose ici. Voir le désespoir d’une vie sans capacité d’influence sur son environnement m’a fait réaliser à quel point il était important de valoriser celle que nous avons ici et de la protéger. En Belgique, il existe de multiples moyens d’agir, de participer à une démocratie vivante. Cela peut être par l’organisation d’une fête de voisins, la participation à un Groupe d’Achat Commun ou le soutien à une association locale. Il existe tellement de manières de faire vivre la démocratie ! Mais il y a aussi de plus en plus de pressions pour réduire nos marges d’action, limiter nos moyens d’expression et de contestation. Le système néolibéral qui crée tant d’inégalités et d’injustices, tant de souffrance, est aussi très ingénieux pour invisibiliser et dépolitiser les exclus qu’il produit et ceux qui veulent lui résister. Toutes les initiatives qui permettent aux gens de se réapproprier le monde qui les entoure et de participer à en dessiner la destinée sont importantes.

Tout Autre Chose fait partie de ces initiatives. Il est né au moment précis où je déposais ma thèse et retrouvais du temps pour l’action. Je crois que c’est ce timing parfait qui a déterminé mon engagement dans le mouvement. S’il n’avait pas existé, j’aurais trouvé un autre lieu où m’engager mais j’ai tout de suite aimé l’énergie et la force que cela donne de se sentir au milieu de tant de personnes animées du même désir de changement, souvent novices comme je l’étais dans la militance. En plus, je trouvais excitant de participer à la construction d’un mouvement : tout y est à inventer ! J’ai été à différentes réunions de différents groupes qui existaient au sein de Tout Autre Chose mais c’est à une réunion de la régionale bruxelloise, commune avec Hart boven Hard, que j’ai trouvé ce que je voulais faire dans le mouvement : un organisateur a mentionné la Grande Parade et j’ai tout de suite trouvé le projet super ! La première année (2015), comme le mouvement venait juste de naître, nous n’étions que quatre ou cinq à porter l’organisation de la Parade dans Tout Autre Chose et c’est Hart boven Hard qui a fait l’essentiel. Cette année (2016), le poids a été mieux réparti, notamment grâce au fait que le mouvement a pu m’engager à mi-temps pour la coordination, mais aussi grâce à l’investissement bénévole d’un nombre important de personnes que je remercie pour leur enthousiasme et leur énergie. C’était un vrai plaisir de travailler ensemble à construire ce moment un peu fou.

La Grande Parade : créativité et bonne humeur
 

L’idée de la Grande Parade est de rassembler dans une manifestation festive tous ceux qui pensent qu’il existe des alternatives aux politiques d’austérité et que la devise de Margaret Thatcher « There is no Alternative » est un mensonge. La Grande Parade, c’est une manifestation politique qui montre par sa forme même la société qu’elle veut construire : une société créative, joyeuse, colorée, porteuse de valeurs de solidarité et de justice. Selon moi, la forme et surtout l’ambiance contribuent autant à l’impact politique que les discours sur les banderoles et ceux prononcés par les porte-paroles ou les différents intervenants. Ainsi, la Grande Parade se construit toujours à la fois sur un message et sur un concept artistique. On essaie à chaque fois de renouveler notre créativité en travaillant avec des artistes pour que ce soit un événement festif où chacun s’amuse et se sente bien.

C’est ce que j’ai d’emblée aimé : cette attention particulière à la créativité et au côté réjouissant de l’action politique car ce sont deux éléments qui me semblent fondamentaux pour susciter l’espoir d’un avenir meilleur. L’idéologie néolibérale qui nous gouverne nous enferme dans une pensée unique où tout est ramené à l’économie et à l’individu. Si nous voulons changer de modèle de société, il faut d’abord être capable d’en imaginer un autre. Les messages récurrents martelant qu’il n’est pas possible de faire autrement sont terriblement désespérants et castrateurs. Réapprendre à rêver et à espérer, à utiliser sa faculté de créativité pour ouvrir le champ des possibles est indispensable pour construire du neuf. En plus, il y a quelque chose d’extrêmement jouissif à imaginer, créer, faire foisonner ses idées. Tout d’un coup, le monde limité que veut nous imposer l’idéologie dominante explose et tout redevient possible. La créativité est porteuse d’espoir.

Le plaisir d’être ensemble est un autre élément central de Tout Autre Chose : il n’est pas question de porter le désir de changement comme une croix mais au contraire d’être porté par lui et par l’espoir qu’il suscite. Nous voulons réintroduire dans l’action politique la dimension festive et enthousiasmante. L’expression espagnole alegria militante résume bien ce que nous voulons porter : la joie militante. La Grande Parade en est un exemple particulièrement fort : il n’y a qu’à voir les sourires des participants pour s’en convaincre ! Beaucoup nous disent après qu’ils ont passé une super journée qui a rechargé leur batterie. Chaque jour, les médias nous rappellent tout ce qui va mal. Il est important aussi de montrer tout ce qui va bien et de le faire dans la joie et la bonne humeur.

Enfin, dernier élément central selon moi de la Grande Parade, c’est son caractère national. Dans un pays constamment coupé en deux, Flamands et Francophones mis dos à dos, cet événement rassemble dans une même joie et un même objectif des habitants du pays entier. Depuis Arlon jusqu’Ostende. Cela donne une force immense à tous ceux qui sont présents : alors que l’idéologie néolibérale nous dit que nous sommes seuls pour nous en sortir, dans ces moments on prend conscience qu’on n’est pas seul. Pas seul à souffrir, pas seul à vouloir une autre société, pas seul à lutter pour la faire advenir.

La Grande Parade, c’est la créativité, la danse et la fête, ce sont des dizaines de milliers de citoyens unis par le même désir et le même espoir. C’est un torrent d’enthousiasme collectif, un fleuve de résistance jubilatoire, un brasier d’étincelles d’espoir qui deviendront les braises d’un foyer chaleureux pour chacun d’entre nous.

Un cadre politique en advenir
 

Tout Autre Chose n’est bien entendu pas la seule initiative visant à participer au débat démocratique et à façonner le monde de demain. Il semble toutefois qu’il réunisse un nombre important d’éléments caractéristiques présents dans d’autres initiatives récentes et qui indiquent un nouveau rapport au politique de la part des citoyens. L’attention particulière que je porte à la créativité et au côté réjouissant des actions militantes dans ma propre expérience est largement partagée, tant au sein du mouvement que parmi d’autres initiatives. Les citoyens semblent lassés de lutter dans la colère et veulent réinventer d’autres manières de s’exprimer et de lutter.

D’autres éléments participent également à refaçonner le cadre politique actuel. De plus en plus de citoyens sont en effet en demande de participation au sein de relations intrinsèquement horizontales. Il n’est plus question d’accepter une quelconque hiérarchie imposant à sa base mots d’ordre et choix d’actions. Ainsi, Tout Autre Chose se construit et vit essentiellement par ses locales et ses groupes de travail thématiques – en expansion constante – qui fonctionnent de façon complètement autonome et décentralisée. De même, les grands récits politiques visant une fin de l’histoire ne structurent plus les discours et les engagements de la majorité de ces citoyens engagés. Ce sont surtout les alternatives concrètes, ici et maintenant, qui orientent leur action.

Ainsi s’explique selon moi, au moins en partie, la perte de vitesse des syndicats et des associations traditionnelles dont certaines hiérarchies commencent toutefois à prendre conscience de ce changement de paradigme politique. Certaines grosses associations centrales dans le paysage politique belge, comme Greenpeace, ont ainsi confié qu’ils s’inspirent des mouvements citoyens Tout Autre Chose et Hart boven Hard pour se réorganiser. L’importance d’être au plus près du citoyen et de lui laisser une plus grande autonomie et initiative fait son chemin, de même que la nécessité d’inventer d’autres modes d’action, plus ludiques.

Les collectifs citoyens comme Tout Autre Chose sont ainsi, selon moi, à la fois le produit et le creuset de nouvelles subjectivités politiques nées au sein du système néolibéral, marquées par les valeurs de celui-ci (autonomie, créativité, etc.) mais désireuses de les retourner contre lui pour inventer un système juste, solidaire et écologiquement tenable.

Pour reprendre la conclusion du discours de clôture de la Grande Parade de cette année :

« Nous ne sommes pas résignés. Pendant qu’ils détricotent le monde d’aujourd’hui, nous préparons celui de demain. Celui qui fera face aux défis. Pour que nous soyons prêts, résilients, mais pas résignés. Nous ne sommes pas à contre-courant. Nous sommes le courant. Et il n’est pas prêt de s’arrêter. »

Notes :

  • [1] Caratini S. (2012), Les non-dits de l’anthropologie, Vincennes : Editions Thierry Marchaise. Agier M. (1997), « Ni trop près ni trop loin. De l’implication ethnographique à l’engagement intellectuel » in Gradhiva 21, pp. 69-76.

    [2] Simon S. (2015), La rumeur du silence. Violences, subjectivités et vivre-ensemble dans le Nord-Est du Guatemala », Louvain-la-Neuve.